Изменить стиль страницы

XXV Rouletabille part en voyage

Le soir même nous quittions le Glandier, Rouletabille et moi. Nous en étions fort heureux: cet endroit n’avait rien qui pût encore nous retenir. Je déclarai que je renonçais à percer tant de mystères, et Rouletabille, en me donnant une tape amicale sur l’épaule, me confia qu’il n’avait plus rien à apprendre au Glandier, parce que le Glandier lui avait tout appris. Nous arrivâmes à Paris vers huit heures. Nous dînâmes rapidement, puis, fatigués, nous nous séparâmes en nous donnant rendez-vous le lendemain matin chez moi.

À l’heure dite, Rouletabille entrait dans ma chambre. Il était vêtu d’un complet à carreaux en drap anglais, avait un ulster sur le bras, une casquette sur la tête et un sac à la main. Il m’apprit qu’il partait en voyage.

«Combien de temps serez-vous parti? lui demandai-je.

– Un mois ou deux, fit-il, cela dépend…»

Je n’osai l’interroger…

«Savez-vous, me dit-il, quel est le mot que Mlle Stangerson a prononcé hier avant de s’évanouir… en regardant M. Robert Darzac?…

– Non, personne ne l’a entendu…

– Si! répliqua Rouletabille, moi! Elle lui disait: «parle!»

– Et M. Darzac parlera?

– Jamais!»

J’aurais voulu prolonger l’entretien, mais il me serra fortement la main et me souhaita une bonne santé, je n’eus que le temps de lui demander:

«Vous ne craignez point que, pendant votre absence, il se commette de nouveaux attentats?…

– Je ne crains plus rien de ce genre, dit-il, depuis que M. Darzac est en prison.»

Sur cette parole bizarre, il me quitta. Je ne devais plus le revoir qu’en cour d’assises, au moment du procès Darzac, lorsqu’il vint à la barre «expliquer l’inexplicable».

XXVI Où Joseph Rouletabille est impatiemment attendu

Le 15 janvier suivant, c’est-à-dire deux mois et demi après les tragiques événements que je viens de rapporter, L’Époque publiait, en première colonne, première page, le sensationnel article suivant:

«Le jury de Seine-et-Oise est appelé aujourd’hui, à juger l’une des plus mystérieuses affaires qui soient dans les annales judiciaires. Jamais procès n’aura présenté tant de points obscurs, incompréhensibles, inexplicables. Et cependant l’accusation n’a point hésité à faire asseoir sur le banc des assises un homme respecté, estimé, aimé de tous ceux qui le connaissent, un jeune savant, espoir de la science française, dont toute l’existence fut de travail et de probité. Quand Paris apprit l’arrestation de M. Robert Darzac, un cri unanime de protestation s’éleva de toutes parts. La Sorbonne tout entière, déshonorée par le geste inouï du juge d’instruction, proclama sa foi dans l’innocence du fiancé de Mlle Stangerson. M. Stangerson lui-même attesta hautement l’erreur où s’était fourvoyée la justice, et il ne fait de doute pour personne que, si la victime pouvait parler, elle viendrait réclamer aux douze jurés de Seine-et-Oise l’homme dont elle voulait faire son époux et que l’accusation veut envoyer à l’échafaud. Il faut espérer qu’un jour prochain Mlle Stangerson recouvrera sa raison qui a momentanément sombré dans l’horrible mystère du Glandier. Voulez-vous qu’elle la reperde lorsqu’elle apprendra que l’homme qu’elle aime est mort de la main du bourreau? Cette question s’adresse au jury «auquel nous nous proposons d’avoir affaire, aujourd’hui même».

«Nous sommes décidés, en effet, à ne point laisser douze braves gens commettre une abominable erreur judiciaire. Certes, des coïncidences terribles, des traces accusatrices, un silence inexplicable de la part de l’accusé, un emploi du temps énigmatique, l’absence de tout alibi, ont pu entraîner la conviction du parquet qui, «ayant vainement cherché la vérité ailleurs», s’est résolu à la trouver là. Les charges sont, en apparence, si accablantes pour M. Robert Darzac, qu’il faut même excuser un policier aussi averti, aussi intelligent, et généralement aussi heureux que M. Frédéric Larsan de s’être laissé aveugler par elles. Jusqu’alors, tout est venu accuser M. Robert Darzac, devant l’instruction; aujourd’hui, nous allons, nous, le défendre devant le jury; et nous apporterons à la barre une lumière telle que tout le mystère du Glandier en sera illuminé. «Car nous possédons la vérité.»

«Si nous n’avons point parlé plus tôt, c’est que l’intérêt même de la cause que nous voulons défendre l’exigeait sans doute. Nos lecteurs n’ont pas oublié ces sensationnelles enquêtes anonymes que nous avons publiées sur le «Pied gauche de la rue Oberkampf», sur le fameux vol du «Crédit universel» et sur l’affaire des «Lingots d’or de la Monnaie». Elles nous faisaient prévoir la vérité, avant même que l’admirable ingéniosité d’un Frédéric Larsan ne l’eût dévoilée tout entière. Ces enquêtes étaient conduites par notre plus jeune rédacteur, un enfant de dix-huit ans, Joseph Rouletabille, qui sera illustre demain. Quand l’affaire du Glandier éclata, notre petit reporter se rendit sur les lieux, força toutes les portes et s’installa dans le château d’où tous les représentants de la presse avaient été chassés. À côté de Frédéric Larsan, il chercha la vérité; il vit avec épouvante l’erreur où s’abîmait tout le génie du célèbre policier; en vain essaya-t-il de le rejeter hors de la mauvaise piste où il s’était engagé: le grand Fred ne voulut point consentir à recevoir des leçons de ce petit journaliste. Nous savons où cela a conduit M. Robert Darzac.

«Or, il faut que la France sache, il faut que le monde sache que, le soir même de l’arrestation de M. Robert Darzac, le jeune Joseph Rouletabille pénétrait dans le bureau de notre directeur et lui disait: «Je pars en voyage. Combien de temps serai-je parti, je ne pourrais vous le dire; peut-être un mois, deux mois, trois mois… peut-être ne reviendrai-je jamais… Voici une lettre… Si je ne suis pas revenu le jour où M. Darzac comparaîtra devant les assises, vous ouvrirez cette lettre en cour d’assises, après le défilé des témoins. Entendez-vous pour cela avec l’avocat de M. Robert Darzac. M. Robert Darzac est innocent. Dans cette lettre il y a le nom de l’assassin, et, je ne dirai point: les preuves, car, les preuves, je vais les chercher, mais l’explication irréfutable de sa culpabilité.» Et notre rédacteur partit. Nous sommes restés longtemps sans nouvelles mais un inconnu est venu trouver notre directeur, il y a huit jours, pour lui dire: «Agissez suivant les instructions de Joseph Rouletabille, si la chose devient nécessaire. Il y a la vérité dans cette lettre.» Cet homme n’a point voulu nous dire son nom.

«Aujourd’hui, 15 janvier, nous voici au grand jour des assises; Joseph Rouletabille n’est pas de retour; peut-être ne le reverrons-nous jamais. La presse, elle aussi, compte ses héros, victimes du devoir: le devoir professionnel, le premier de tous les devoirs. Peut-être, à cette heure, y a-t-il succombé! Nous saurons le venger. Notre directeur, cet après-midi, sera à la cour d’assises de Versailles, avec la lettre: la lettre qui contient le nom de l’assassin!»

En tête de l’article, on avait mis le portrait de Rouletabille.