Изменить стиль страницы

«Quant à la figure du bonhomme, elle n’était pas belle à voir. Elle semblait refléter une fatigue extrême, et ses yeux clignotants nous regardèrent, dès l’abord, avec effroi.

«Nous l’avons interrogé. Il nous a répondu d’abord qu’il s’était couché immédiatement après l’arrivée au château du médecin que le maître d’hôtel était allé quérir; mais nous l’avons si bien poussé, nous lui avons si bien prouvé qu’il mentait, qu’il a fini par nous avouer qu’il était, en effet, sorti du château. Nous lui en avons, naturellement, demandé la raison; il nous a répondu qu’il s’était senti mal à la tête, et qu’il avait eu besoin de prendre l’air, mais qu’il n’était pas allé plus loin que la chênaie. Nous lui avons alors décrit tout le chemin qu’il avait fait, aussi bien que si nous l’avions vu marcher. Le vieillard se dressa sur son séant et se prit à trembler.

«-Vous n’étiez pas seul!» s’écria Larsan.

«Alors, le père Jacques:

«-Vous l’avez donc vu?

«-Qui? demandai-je.

«- Mais le fantôme noir!»

«Sur quoi, le père Jacques nous conta que, depuis quelques nuits, il voyait le fantôme noir. Il apparaissait dans le parc sur le coup de minuit et glissait contre les arbres avec une souplesse incroyable. Il paraissait «traverser» le tronc des arbres; deux fois, le père Jacques, qui avait aperçu le fantôme à travers sa fenêtre, à la clarté de la lune, s’était levé et, résolument, était parti à la chasse de cette étrange apparition. L’avant-veille, il avait failli la rejoindre, mais elle s’était évanouie au coin du donjon; enfin, cette nuit, étant en effet sorti du château, travaillé par l’idée du nouveau crime qui venait de se commettre, il avait vu tout à coup, surgir au milieu de la cour d’honneur, le fantôme noir. Il l’avait suivi d’abord prudemment, puis de plus près… ainsi il avait tourné la chênaie, l’étang, et était arrivé au bord de la route d’Épinay. «Là, le fantôme avait soudain disparu.»

«-Vous n’avez pas vu sa figure? demanda Larsan.

«-Non! Je n’ai vu que des voiles noirs…

«-Et, après ce qui s’est passé dans la galerie, vous n’avez pas sauté dessus?

«-Je ne le pouvais pas! Je me sentais terrifié… C’est à peine si j’avais la force de le suivre…

«-Vous ne l’avez pas suivi, fis-je, père Jacques, – et ma voix était menaçante – vous êtes allé avec le fantôme jusqu’à la route d’Épinay «bras dessus, bras dessous»!

«-Non! cria-t-il… il s’est mis à tomber des trombes d’eau… Je suis rentré!… Je ne sais pas ce que le fantôme noir est devenu…»

«Mais ses yeux se détournèrent de moi.

«Nous le quittâmes.

«Quand nous fûmes dehors:

«-Complice? interrogeai-je, sur un singulier ton, en regardant Larsan bien en face pour surprendre le fond de sa pensée.

«Larsan leva les bras au ciel.

«-Est-ce qu’on sait?… Est-ce qu’on sait, dans une affaire pareille?… Il y a vingt-quatre heures, j’aurais juré qu’il n’y avait pas de complice!…»

«Et il me laissa en m’annonçant qu’il quittait le château sur-le-champ pour se rendre à Épinay.»

Rouletabille avait fini son récit. Je lui demandai:

«Eh bien? Que conclure de tout cela?… Quant à moi, je ne vois pas!… je ne saisis pas!… Enfin! Que savez-vous?

– Tout! s’exclama-t-il… Tout!»

Et je ne lui avais jamais vu figure plus rayonnante. Il s’était levé et me serrait la main avec force…

«Alors, expliquez-moi, priai-je…

– Allons demander des nouvelles de Mlle Stangerson», me répondit-il brusquement.

XXIV Rouletabille connaît les deux moitiés de l’assassin

Mlle Stangerson avait failli être assassinée pour la seconde fois. Le malheur fut qu’elle s’en porta beaucoup plus mal la seconde que la première. Les trois coups de couteau que l’homme lui avait portés dans la poitrine, en cette nouvelle nuit tragique, la mirent longtemps entre la vie et la mort, et quand, enfin, la vie fut plus forte et qu’on pût espérer que la malheureuse femme, cette fois encore, échapperait à son sanglant destin, on s’aperçut que, si elle reprenait chaque jour l’usage de ses sens, elle ne recouvrait point celui de sa raison. La moindre allusion à l’horrible tragédie la faisait délirer, et il n’est point non plus, je crois bien, exagéré de dire que l’arrestation de M. Robert Darzac, qui eut lieu au château du Glandier, le lendemain de la découverte du cadavre du garde, creusa encore l’abîme moral où nous vîmes disparaître cette belle intelligence.

M. Robert Darzac arriva au château vers neuf heures et demie. Je le vis accourir à travers le parc, les cheveux et les habits en désordre, crotté, boueux, dans un état lamentable. Son visage était d’une pâleur mortelle. Rouletabille et moi, nous étions accoudés à une fenêtre de la galerie. Il nous aperçut; il poussa vers nous un cri désespéré:

«J’arrive trop tard!…»

Rouletabille lui cria:

«Elle vit!…»

Une minute après, M. Darzac entrait dans la chambre de Mlle Stangerson, et, à travers la porte, nous entendîmes ses sanglots.

«Fatalité! gémissait à côté de moi, Rouletabille. Quels Dieux infernaux veillent donc sur le malheur de cette famille! Si l’on ne m’avait pas endormi, j’aurais sauvé Mlle Stangerson de l’homme, et je l’aurais rendu muet pour toujours… et le garde ne serait pas mort!»

M. Darzac vint nous retrouver. Il était tout en larmes. Rouletabille lui raconta tout: et comment il avait tout préparé pour leur salut, à Mlle Stangerson et à lui; et comment il y serait parvenu en éloignant l’homme pour toujours «après avoir vu sa figure»; et comment son plan s’était effondré dans le sang, à cause du narcotique.

«Ah! si vous aviez eu réellement confiance en moi, fit tout bas le jeune homme, si vous aviez dit à Mlle Stangerson d’avoir confiance en moi!… Mais ici chacun se défie de tous… la fille se défie du père… et la fiancée se défie du fiancé… Pendant que vous me disiez de tout faire pour empêcher l’arrivée de l’assassin, elle préparait tout pour se faire assassiner!… Et je suis arrivé trop tard… à demi endormi… me traînant presque, dans cette chambre où la vue de la malheureuse, baignant dans son sang, me réveilla tout à fait…»

Sur la demande de M. Darzac, Rouletabille raconta la scène. S’appuyant aux murs pour ne pas tomber, pendant que, dans le vestibule et dans la cour d’honneur, nous poursuivions l’assassin, il s’était dirigé vers la chambre de la victime… Les portes de l’antichambre sont ouvertes; il entre; Mlle Stangerson gît, inanimée, à moitié renversée sur le bureau, les yeux clos; son peignoir est rouge du sang qui coule à flots de sa poitrine. Il semble à Rouletabille, encore sous l’influence du narcotique, qu’il se promène dans quelque affreux cauchemar. Automatiquement, il revient dans la galerie, ouvre une fenêtre, nous clame le crime, nous ordonne de tuer, et retourne dans la chambre. Aussitôt, il traverse le boudoir désert, entre dans le salon dont la porte est restée entrouverte, secoue M. Stangerson sur le canapé où il s’est étendu et le réveille comme je l’ai réveillé, lui, tout à l’heure… M. Stangerson se dresse avec des yeux hagards, se laisse traîner par Rouletabille jusque dans la chambre, aperçoit sa fille, pousse un cri déchirant… Ah! il est réveillé! il est réveillé!… Tous les deux, maintenant, réunissant leurs forces chancelantes, transportent la victime sur son lit…