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Je ne saurais passer sous silence l’immense stupéfaction – je dirai même le cruel désappointement – dont firent preuve Joseph Rouletabille et Frédéric Larsan, lequel nous avait rejoint dans le vestibule. Ils tâtaient le cadavre… ils regardaient cette figure morte, ce costume vert du garde… et ils répétaient, l’un et l’autre: «Impossible!… c’est impossible!»

Rouletabille s’écria même:

«C’est à jeter sa tête aux chiens!»

Le père Jacques montrait une douleur stupide accompagnée de lamentations ridicules. Il affirmait qu’on s’était trompé et que le garde ne pouvait être l’assassin de sa maîtresse. Nous dûmes le faire taire. On aurait assassiné son fils qu’il n’eût point gémi davantage, et j’expliquai cette exagération de bons sentiments par la peur dont il devait être hanté que l’on crût qu’il se réjouissait de ce décès dramatique; chacun savait, en effet, que le père Jacques détestait le garde. Je constatai que seul, de nous tous qui étions fort débraillés ou pieds nus ou en chaussettes, le père Jacques était entièrement habillé.

Mais Rouletabille n’avait pas lâché le cadavre; à genoux sur les dalles du vestibule, éclairé par la lanterne du père Jacques, il déshabillait le corps du garde!… Il lui mit la poitrine à nu. Elle était sanglante.

Et, soudain, prenant, des mains du père Jacques, la lanterne, il en projeta les rayons, de tout près, sur la blessure béante. Alors, il se releva et dit sur un ton extraordinaire, sur un ton d’une ironie sauvage:

«Cet homme que vous croyez avoir tué à coups de revolver et de chevrotines est mort d’un coup de couteau au cœur!»

Je crus, une fois de plus, que Rouletabille était devenu fou et je me penchai à mon tour sur le cadavre. Alors je pus constater qu’en effet le corps du garde ne portait aucune blessure provenant d’un projectile, et que, seule, la région cardiaque avait été entaillée par une lame aiguë.

XXIII La double piste

Je n’étais pas encore revenu de la stupeur que me causait une pareille découverte quand mon jeune ami me frappa sur l’épaule et me dit:

«Suivez-moi!

– Où, lui demandai-je?

– Dans ma chambre.

– Qu’allons-nous y faire?

– Réfléchir.»

J’avouai, quant à moi, que j’étais dans l’impossibilité totale, non seulement de réfléchir, mais encore de penser; et, dans cette nuit tragique, après des événements dont l’horreur n’était égalée que par leur incohérence, je m’expliquais difficilement comment, entre le cadavre du garde et Mlle Stangerson peut-être à l’agonie, Joseph Rouletabille pouvait avoir la prétention de «réfléchir». C’est ce qu’il fit cependant, avec le sang-froid des grands capitaines au milieu des batailles. Il poussa sur nous la porte de sa chambre, m’indiqua un fauteuil, s’assit posément en face de moi, et, naturellement, alluma sa pipe. Je le regardais réfléchir… et je m’endormis. Quand je me réveillai, il faisait jour. Ma montre marquait huit heures. Rouletabille n’était plus là. Son fauteuil, en face de moi, était vide. Je me levai et commençai de m’étirer les membres quand la porte s’ouvrit et mon ami rentra. Je vis tout de suite à sa physionomie que, pendant que je dormais, il n’avait point perdu son temps.

«Mlle Stangerson? demandai-je tout de suite.

– Son état, très alarmant, n’est pas désespéré.

– Il y a longtemps que vous avez quitté cette chambre?

– Au premier rayon de l’aube.

– Vous avez travaillé?

– Beaucoup.

– Découvert quoi?

– Une double empreinte de pas très remarquable «et qui aurait pu me gêner…»

– Elle ne vous gêne plus?

– Non.

– Vous explique-t-elle quelque chose?

– Oui.

– Relativement au «cadavre incroyable» du garde?

– Oui; ce cadavre est tout à fait «croyable», maintenant. J’ai découvert ce matin, en me promenant autour du château, deux sortes de pas distinctes dont les empreintes avaient été faites cette nuit en même temps, côte à côte. Je dis: «en même temps»; et, en vérité, il ne pouvait guère en être autrement, car, si l’une de ces empreintes était venue après l’autre, suivant le même chemin, elle eût souvent «empiété sur l’autre», ce qui n’arrivait jamais. Les pas de celui-ci ne marchaient point sur les pas de celui-là. Non, c’étaient des pas «qui semblaient causer entre eux». Cette double empreinte quittait toutes les autres empreintes, vers le milieu de la cour d’honneur, pour sortir de cette cour et se diriger vers la chênaie. Je quittais la cour d’honneur, les yeux fixés vers ma piste, quand je fus rejoint par Frédéric Larsan. Immédiatement, il s’intéressa beaucoup à mon travail, car cette double empreinte méritait vraiment qu’on s’y attachât. On retrouvait là la double empreinte des pas de l’affaire de la «Chambre Jaune»: les pas grossiers et les pas élégants; mais, tandis que, lors de l’affaire de la «Chambre Jaune», les pas grossiers ne faisaient que joindre au bord de l’étang les pas élégants, pour disparaître ensuite – dont nous avions conclu, Larsan et moi, que ces deux sortes de pas appartenaient au même individu qui n’avait fait que changer de chaussures – ici, pas grossiers et pas élégants voyageaient de compagnie. Une pareille constatation était bien faite pour me troubler dans mes certitudes antérieures. Larsan semblait penser comme moi; aussi, restions-nous penchés sur ces empreintes, reniflant ces pas comme des chiens à l’affût.

«Je sortis de mon portefeuille mes semelles de papier. La première semelle, qui était celle que j’avais découpée sur l’empreinte des souliers du père Jacques retrouvés par Larsan, c’est-à-dire sur l’empreinte des pas grossiers, cette première semelle, dis-je, s’appliqua parfaitement à l’une des traces que nous avions sous les yeux, et la seconde semelle, qui était le dessin des «pas élégants», s’appliqua également sur l’empreinte correspondante, mais avec une légère différence à la pointe. En somme, cette trace nouvelle du pas élégant ne différait de la trace du bord de l’étang que par la pointe de la bottine. Nous ne pouvions en tirer cette conclusion que cette trace appartenait au même personnage, mais nous ne pouvions non plus affirmer qu’elle ne lui appartenait pas. L’inconnu pouvait ne plus porter les mêmes bottines.

«Suivant toujours cette double empreinte, Larsan et moi, nous fûmes conduits à sortir bientôt de la chênaie et nous nous trouvâmes sur les mêmes bords de l’étang qui nous avaient vus lors de notre première enquête. Mais, cette fois, aucune des traces ne s’y arrêtait et toutes deux, prenant le petit sentier, allaient rejoindre la grande route d’Épinay. Là, nous tombâmes sur un macadam récent qui ne nous montra plus rien; et nous revînmes au château, sans nous dire un mot.

«Arrivés dans la cour d’honneur, nous nous sommes séparés; mais, par suite du même chemin qu’avait pris notre pensée, nous nous sommes rencontrés à nouveau devant la porte de la chambre du père Jacques. Nous avons trouvé le vieux serviteur au lit et constaté tout de suite que les effets qu’il avait jetés sur une chaise étaient dans un état lamentable, et que ses chaussures, des souliers tout à fait pareils à ceux que nous connaissions, étaient extraordinairement boueux. Ce n’était certainement point en aidant à transporter le cadavre du garde, du bout de cour au vestibule, et en allant chercher une lanterne aux cuisines, que le père Jacques avait arrangé de la sorte ses chaussures et trempé ses habits, puisque alors il ne pleuvait pas. Mais il avait plu avant ce moment-là et il avait plu après.