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C’était après la journée terminée. Bernard, fatigué de son travail, mécontent de moi, de tout le monde et peut-être de lui-même, le reçut fort mal; mais Jean-Paul ne se rebuta point.

«Tes grands airs ne m’imposent pas, dit-il à Bernard. Je suis bon tout comme un autre pour te prêter le collet, et il faut que tu m’écoutes.

– Parle donc, puisque tu veux parler.

– Oui, je veux parler et dire la vérité, et peut-être suis-je le seul qui puisse ou qui veuille la dire sur Rose-d’Amour.

– Oh! oh! dit Bernard, que ce ton-là et la sincérité connue de Jean-Paul engagèrent à l’écouter plus attentivement.

– Oui, l’on t’a menti, si l’on t’a dit que Rose-d’Amour m’avait aimé.

– Sais-tu que c’est ma mère qui me l’a dit?

– Eh bien, sauf ton respect, la mère Bernard a menti comme tous les autres. Il y a ici une ligue contre cette pauvre Rose-d’Amour, et j’en sais bien la raison; c’est qu’elle a plus d’esprit, de bonté et de raison dans son petit doigt que toutes celles qui font tant les dédaigneuses n’en ont dans toute leur personne. Et, tiens, pour preuve, si tu y renonces, je l’épouse.

– Toi? dit Bernard étonné.

– Oui, moi, Jean-Paul, dit la Paire-de -Ciseaux, et si elle l’avait voulu il y a deux ans, ce serait déjà fait; mais elle t’attendait, la pauvre créature, et voilà comment tu la récompenses.

– Mais, dit Bernard toujours défiant, quel intérêt as-tu à me la faire épouser?

– Pauvre Bernard! tu es bien de la race de ceux qui disent toujours: «Voilà un honnête homme. Quel intérêt a-t-il à être honnête?» Eh bien! oui, puisque tu veux le savoir, oui, j’ai un intérêt, c’est que si tu l’abandonnes positivement, peut-être voudra-t-elle de moi; et ma foi, je ne ferai pas le difficile; je la prendrai dès demain, si elle veut, et même je t’inviterai à la noce.

– Qui t’empêche de commencer par là?

– Ah! c’est que je veux qu’elle ne doute pas que tu l’abandonnes. Cela pourra la décider en ma faveur. Et pour preuve de cet abandon, je veux que tu sois mon garçon d’honneur, et que tu ailles lui faire ma demande en mariage.

– Tu es fou!

– Je ne suis pas fou du tout; je suis très-sensé. Je la connais depuis sept ans; je l’ai toujours vue aimable, douce, gaie, et fidèle à son devoir et à toi. C’est une femme comme celle-là qu’il me faut. Je me moque du passé. Ne suis-je pas moi-même un enfant trouvé? et si mon cœur est content, ai-je besoin de prendre l’avis du voisin?

– Mais enfin, dit Bernard qui doutait toujours, tu la prends quoiqu’elle ait été ma maîtresse; ne pourrais-tu pas la prendre aussi quoiqu’elle eût appartenu à Matthieu comme à moi?

– Et tu crois cela, imbécile? Matthieu s’est vanté, comme un fanfaron qu’il est, et jamais il n’a baisé le bas de sa robe. D’ailleurs, si tu ne l’aimes plus, que t’importe Matthieu et tout l’univers?

– Mais tu voulais me la faire épouser, tout à l’heure.

– Moi? jamais je ne t’en ai parlé. Je pense que c’est ton devoir parce qu’elle t’aime, et parce qu’elle a une fille de toi; mais je crois aussi que tu la rendras très-malheureuse, car tu es orgueilleux, égoïste, tu crois que le soleil et la lune tournent autour de toi, et tu tournes toi-même à tout vent comme une girouette. Le premier venu te fait voir des étoiles en plein midi. Quand tu es venu ici, l’on t’a fait croire tout ce qu’on a voulu; tu as tout avalé parce que tu es sans réflexion, et tu as rejeté cette pauvre Rose parce que tu es plein de vanité; et si vous vous mariez et qu’une méchante langue te parle encore d’elle, tu es si fou que tu croiras tout, tu te mettras en colère, tu la battras ou la tueras, et, dans tous les cas, tu la rendras éternellement malheureuse. Moi, au contraire, je l’aimerai toute ma vie, et elle m’aimera aussi, je le sais, non pas d’amour, car on n’aime pas deux fois, mais de bonne et tendre amitié; et je serai son mari, je saurai toutes ses pensées, et je l’aimerai et l’honorerai éternellement, et je la protégerai contre tous, et j’ôterai pour elle les cailloux du chemin où elle s’est blessée si souvent, la pauvre fille! Et s’il faut…

– Écoute, interrompit Bernard, tu es un honnête homme, je le sais, et tu ne voudrais pas me tromper. Jure qu’elle ne t’a jamais aimé.

– Je le jure.

– Et jure aussi qu’elle n’a jamais aimé Matthieu.

– Je jure que je le crois, dit Jean-Paul: mais si tu veux savoir la vérité, interroge-le lui-même. J’irai volontiers chez lui avec toi, et je serai votre témoin.

– Eh bien! allons, dit Bernard… Ah! si tu avais dit la vérité, quels remords pour moi!»

Matthieu était chez lui et fronça le sourcil en les voyant entrer. Il se douta bien à leur mine que Jean-Paul et Bernard venaient chercher une explication sérieuse.

«Que me voulez-vous? demanda-t-il.

– Te parler en particulier, dit Bernard. Fais sortir tes enfants.

– Sortons nous-mêmes», dit Matthieu.

Et comme s’il eût craint quelque attaque, il prit dans un coin un fort bâton de houx. À cette vue Bernard, qui comprit sa pensée, en prit une autre de force et de longueur égales; Jean-Paul resta seul sans armes.

«Viens sur la route, un peu loin des maisons, dit Bernard. Il ne faut pas que personne, excepté Jean-Paul que voilà, entende la question que je vais te faire, ni ta réponse.

Matthieu y consentit, et ils marchèrent en silence jusqu’auprès d’un petit bois qui n’était pas fort éloigné.

«C’est là, dit Bernard. Arrêtons-nous. On dit Matthieu, que tu t’es vanté d’avoir eu les bonnes grâces de Rose-d’Amour?

– Je ne m’en suis pas vanté, répondit Matthieu.

– Eh bien! on l’a dit, et tu n’as pas dit le contraire.

– Ce n’est pas à moi à faire taire les langues.

– Voyons, dit Bernard, qui commençait à s’échauffer, as-tu été aimé d’elle, oui ou non?

– De quel droit fais-tu cette question? demanda Matthieu avec un grand sang-froid.

– Je devais l’épouser, et j’ai d’elle une fille. J’ai le droit de savoir si celle que je veux épouser est digne de moi.

– Et quelle preuve as-tu que je vais dire la vérité? Va, laisse parler les femmes. Épouse Rose, si cela te fait plaisir, et ne l’épouse pas si cela t’ennuie; mais ne va pas t’inquiéter et te tourmenter la cervelle pour savoir ce qu’elle a fait en ton absence.

– Ainsi, tu refuses de répondre?

– Je refuse.

– Défends-toi, car je vais te briser le crâne.

– Fou! dit l’autre, qu’est-ce que cela prouvera? Mais si tu veux, je suis prêt. En garde!»