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– J’ai attiré Matthieu? moi!

– Ma foi, je répète ce qui se dit. Ils sont là plus de trente qui ont vu les gens entrer chez toi à toutes heures de la nuit, ou en sortir. Il faut bien croire de pareils témoins. Et après tout…

– C’est bien, lui dis-je en me levant, car je me sentais indignée, vous pouvez dire à Bernard ce qu’il vous plaira, mais vous êtes chez moi.

– C’est bon, c’est bon, on s’en va. Ne vas-tu pas faire la princesse parce que tu t’es mise dans ton tort? Je ne te dis pas: au revoir, ma petite.»

Je la laissai partir et ne cherchai pas à la retenir; puis je repris ma vie accoutumée, et je retournai à l’atelier, malgré les cris d’indignation des voisins, qui disaient que je m’entendais avec Matthieu.

Le méchant homme lui-même le laissait croire, et en mon absence disait d’un air fin:

«Rose-d’Amour et moi, nous ne sommes pas aussi brouillés qu’elle veut le faire croire.»

Si vous me demandez pourquoi je n’ai pas quitté son atelier, je vous dirai, madame, que je craignais de ne pas trouver d’ouvrage dans un autre. Les mauvais bruits qui couraient m’auraient suivie partout: j’aurais été persécutée ailleurs tout autant et peut-être davantage; et d’ailleurs, je vous avoue que, grâce à mes lectures, – car depuis que Jean-Paul m’avait enseigné à lire, je lisais souvent l’Évangile et l’Imitation de Jésus-Christ, et j’en tirais des consolations infinies, – grâce à mes lectures, je devenais à peu près indifférente à tout ce qu’on disait de moi. Toujours frappée au même endroit et par tous, je sentais ma blessure se cicatriser, et je commençais à vivre dans un monde bien supérieur à tous les autres, dans le monde où les corps ont disparu, et où il ne reste plus que de purs esprits. Là, du moins, je me sentais libre.

Enfin j’appris de mes camarades que Bernard allait revenir; on disait qu’il était sergent, qu’il allait obtenir un emploi dans les droits réunis, qu’il allait vivre comme un bourgeois, et sa mère parlait même de lui acheter une charge d’huissier.

À cette nouvelle, je sentis mon cœur battre plus vite et plus joyeusement, et je crus que mes peines touchaient à leur fin. Imaginez, madame, un enfer qui a duré sept ans avec la promesse du paradis! Voilà ce que je pensai tout de suite en apprenant ce retour. Du reste, j’en eus bientôt des preuves certaines.

La mère de Bernard commença à parcourir le quartier en racontant les campagnes de son fils, tous ses grades depuis celui de caporal jusqu’à celui de sergent; tous les Arabes qu’il avait tués; tous les bois de myrtes et de lauriers-roses où il avait chassé le lion, le tigre, la panthère, le léopard, la perdrix, le lièvre et tous les autres animaux féroces. Elle fit blanchir sa maison du haut en bas: quoique la maison, qui était neuve, comme vous savez, n’en eût guère besoin. Elle acheta des cravates, des mouchoirs, des chemises, douze paires de bas; elle parlait même d’aller au-devant de lui jusqu’à Paris, et (à ce qu’on disait) de le faire revenir en poste comme un prince.

Toute la rue était en rumeur à cause de cet événement.

Pour moi, qui attendais Bernard avec plus d’impatience qu’elle, car je lui avais écrit depuis deux ans une douzaine de lettres auxquelles il n’avait jamais répondu, je me tenais plus renfermée que jamais dans mon atelier, et au sortir de l’atelier dans ma chambre.

J’étais certaine, quelque mal qu’on pût lui dire de moi, qu’il n’en croirait pas un mot, tant j’avais confiance en lui, et j’étais sûre que sa première visite et sa première parole seraient pour moi.

Enfin, j’appris un matin dans mon atelier que Bernard devait arriver le soir par la diligence. Le père Bernard devait aller l’attendre avec tous ses amis, et la mère faisait préparer un grand souper dont la fumée (car nous étions voisins) pourrait se faire sentir jusque chez moi.

Rien n’était plus naturel que toute cette joie, ce festin et ses apprêts. Eh bien! madame, il me semblait entendre parler de mon enterrement. À mesure que l’heure approchait, je me sentais prête à me trouver mal, et je fus forcée de sortir de l’atelier et de rentrer chez moi.

Je venais à peine de fermer ma porte et de m’asseoir près de la fenêtre, qui donnait sur la campagne, lorsque j’entendis les grelots des chevaux et le roulement de la diligence au fond de la vallée. En même temps, je vis les amis de Bernard et son père arrêter la diligence, le faire descendre et l’emmener bras dessus bras dessous après l’avoir embrassé.

«À quoi pense-t-il maintenant? me disais-je. M’a-t-il oubliée? Je le saurai en le voyant entrer. Son premier regard, sa première parole doivent être pour moi.»

J’avais mis ma plus belle robe et mon plus beau bonnet. J’avais habillé Bernardine comme une petite poupée, et je la retenais à grand-peine à côté de moi pour qu’elle fût tout à fait belle quand son père la verrait pour la première fois. Je me demandais aussi s’il fallait attendre Bernard, ou bien si je ne ferais pas mieux de descendre dans la rue et de me jeter dans ses bras dès qu’il aurait paru. Cependant un reste de défiance me retint, et j’attendis de pied ferme, mais non sans maudire la lenteur des minutes.

Il parut enfin au coin de la rue. Je le voyais, cachée derrière le rideau de ma fenêtre. Il était plus fort, plus hardi, mieux découplé, mieux pris dans sa taille, plus beau aussi; mais c’était bien Bernard. Il avait penché son képi sur l’oreille, ce qui lui donnait l’air guerrier; sa moustache était fine et longue. C’était un bel homme, un joli garçon dont toute femme eût été fière.

Il passa devant ma maison sans lever les yeux. J’étais là, prête à crier, à m’élancer, je laissai retomber le rideau. J’étais presque folle de douleur. Pas un regard! Ses amis étaient avec lui; peut-être n’osait-il pas les quitter et entrer chez moi, mais pas un regard!

Il ne m’aimait plus!

Ainsi pendant sept ans j’avais souffert mort et passion à cause de lui; mon père était mort, j’avais été déshonorée, je vivais, seule, malheureuse, méprisée, abandonnée de tous: une seule chose me soutenait, son amour, et il ne m’aimait plus!

Le tonnerre serait tombé sur ma tête sans me faire plus de mal.

J’ôtai mon bonnet, je le jetai à terre, je pleurai de colère et de désespoir. Bernardine étonnée se jetait à mon cou et cherchait à me consoler.

«Tu m’avais promis de me faire voir papa. Où est-il donc papa?

– Il est parti, mon enfant, il ne reviendra plus!»

Quand la nuit fut venue et l’enfant couché, j’allai m’asseoir dans mon jardin, qui était voisin de celui de Bernard, sous un berceau que mon père avait fait lui-même, et j’entendis de là le bruit du souper, le choc des verres, les cris de joie des amis, et le vieux Bernard qui buvait à la santé de son fils, de sa femme, de l’armée française, du roi des Français, de la garde nationale et du sultan Abd-el-Kader.

J’entendis aussi la voix de Bernard! mais il me parut moins gai qu’on s’y attendait, et quelqu’un en fit la remarque.