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– Rose maigrit, Rose se dessèche, Rose dépérit.

– C’est faux, dit la première qui avait parlé, Rose-d’Amour ne maigrit pas; au contraire, elle engraisse. Rose-d’Amour était en fleurs ce printemps, elle donnera des fruits cet hiver.

– Est-ce que vous allez devenir grand’mère, mère Bernard?»

La pauvre femme vit bien alors qu’elle avait trop parlé. Le plaisir de vanter son fils lui avait fait dire ce malheureux secret. Dès le lendemain, ce fut l’histoire de tout le quartier. Quand j’entrai dans l’atelier, le contremaître vint me prendre le menton en riant. Mes camarades se moquèrent de moi; ce fut une risée générale. Le soir, on se mit en haie pour me voir passer. Ah! madame, les femmes sont si dures les unes pour les autres!

Cependant je n’osai rien dire, de peur que mon père ne se fît quelque querelle avec les voisins. Heureusement le pauvre homme, tout occupé de son propre chagrin, ne s’aperçut pas des affronts qu’on me faisait. Il allait de bonne heure à son travail, il revenait à la nuit close; pour éviter tous les regards, il se coulait le long des murs, il faisait des détours et rentrait à la maison en suivant des sentiers de chèvre. Nous ne nous parlions plus. Je préparais la soupe comme à l’ordinaire; il prenait son écuelle, s’enfonçait dans le coin de la cheminée et mangeait sans lever les yeux. Quand il avait fini il allait s’asseoir sur le rocher, mais seul, car je n’osais plus lui tenir compagnie; il demeurait là une heure ou deux, à réfléchir, rentrait et se couchait. À peine si je lui disais d’une voix tremblante:

«Bonsoir, père.»

Il me répondait:

«Bonsoir.»

Et se retournait du côté de la muraille. J’allais alors dans ma chambre, et je passais la moitié de la nuit à pleurer.

Voilà, madame, comment je passai la moitié de l’année. Enfin, j’accouchai d’une fille avec des douleurs terribles. Mon père avait fait venir la sage-femme et attendait, dans la chambre à côté de la mienne, que je fusse délivrée. Quand ma petite fille fut née, il la prit dans ses bras, l’enveloppa lui-même dans les langes et la mit dans le berceau; puis il entra pour me voir, et me demanda si j’avais besoin de quelque chose.

«Je n’ai besoin de rien, lui dis-je, que de ton pardon.»

Il se détourna sans répondre, et sortit en s’essuyant les yeux. Le pauvre homme était, je crois, mille fois plus malheureux que moi. Il m’aimait tant, et il me voyait si malheureuse! Mais il craignait de me donner la moindre marque d’amitié.

Quand je pus me lever, je lui demandai bien humblement la permission de nourrir moi-même mon enfant. Je craignais qu’il ne voulût pas la voir.

«Il est bien tard, dit-il, pour me demander cette permission-là; mais la pauvre enfant est innocente. Garde-la.»

Ce fut sa seule parole; mais je le voyais me regarder souvent quand il pensait n’être pas vu, et s’attendrir sur mon sort. Il allait chercher lui-même ou acheter tout ce dont j’avais besoin, et quand je voulais le remercier, il répondait brusquement:

«C’est pour l’enfant.»

Quand il fut question du baptême, je voulus encore lui demander conseil.

«Appelle-la comme tu voudras», dit-il.

Je l’appelai Bernardine en souvenir de son père; mais comme ce nom faisait mal au vieux Sans-Souci, je changeais, quand il était là, ce nom pour celui de ma mère, qui s’appelait Jeanne.

Petit à petit, nous reprîmes notre vie ordinaire. Je nourrissais mon enfant, et comme je savais coudre, je gagnais encore quelque argent à demeurer dans la maison. Le père et la mère de Bernard venaient nous voir souvent, et nous parlions ensemble de Bernard, du moins quand mon père n’y était pas, car la première fois qu’on en parla devant lui il se leva, sortit, et ne voulut pas rentrer de toute la soirée.

Il faut vous dire, madame, que ma pauvre Bernardine était jolie comme un ange, avec de beaux cheveux blonds frisés, de petites dents blanches comme du lait, et des lèvres comme on n’en fait plus. Dès l’âge de huit mois elle commença à marcher, et à neuf mois elle disait papa et maman, comme une personne naturelle.

Le vieux Sans-Souci, malgré tout son chagrin, ne tarda pas à l’aimer plus que moi-même. Il la prenait dans ses bras, il lui riait, il lui chantait des chansons comme on en fait aux petits enfants:

Do, do,

L’enfant do.

Il la berçait dans ses bras, il la portait dans le jardin, il la mettait à cheval sur son cou, la promenait et la faisait sauter et danser. Quand elle eut un an, il finit par ne pouvoir plus s’en séparer. Vous jugez si j’étais contente et si j’espérais de me réconcilier avec lui.

Il m’arriva bientôt un autre bonheur.

Depuis que j’avais sevré mon enfant, j’étais retournée à l’atelier, où l’on finissait par s’accoutumer à moi. Le contremaître seul essayait encore de prendre avec moi un air familier, mais je me tenais toujours aussi loin que je pouvais, et même un jour, comme il voulut m’embrasser de force pendant que mes camarades riaient, je le menaçai de tout dire à mon père.

«Est-ce que tu crois que je le crains ton père?» dit-il en grognant et grondant comme un dogue.

Mais il n’osa plus y revenir, et je vécus tranquille pendant quelque temps.

VII

Un soir, la mère de Bernard entra chez nous avec son mari. Elle tenait à la main une grande lettre ouverte qui me fit battre le cœur dès que je l’aperçus.

«Eh bien! Rose-d’Amour, dit-elle en m’embrassant, voici des nouvelles de Bernard. Il n’est pas mort, il n’est pas estropié: il est vainqueur du sultan de Maroc; il a les galons de caporal; il a pris la tante du sultan. Ah! pour ça, je n’y comprends rien. Que veut-il faire de la tante du Sultan? Il valait bien mieux prendre son neveu; mais il paraît qu’il courait à bride abattue et que Bernard, qui était à pied et qui portait son sac et son fusil, n’a pas pu le rattraper. C’est égal, c’est bien drôle de laisser là sa tante. Pourquoi l’avait-il menée à la bataille?

– Voyons, dit le vieux Bernard, donne-moi la lettre pour que je la lise, car tu nous la racontes si bien que je n’y comprends plus rien.

– Et qu’est-ce que tu comprends, vieux fou? Tu ne sais pas seulement faire cuire ta soupe, et si tu fermais les yeux tu ne saurais pas la manger. Écoute-moi cette lettre, Rose, et tu verras les belles choses qu’il dit pour toi et pour moi.»

En même temps, elle commença sa lecture. Tenez, madame, voici la lettre:

«Isly… 1845.

«Ma chère mère,

«La présente est pour vous dire que je me porte bien et que je souhaite que la présente vous trouve dans le même état qu’elle me quitte, c’est-à-dire joyeuse et bien portante, ainsi que mon père, le vieux Sans-Souci et ma petite Rose-d’Amour, et mes parents, et mes amis, et toutes mes connaissances.