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Après ce dernier élan de douleur, elle convint pourtant avec moi qu’elle annoncerait cette nouvelle à mon père, et qu’elle lui promettrait d’adopter l’enfant.

Le lendemain à la même heure, j’étais assise toute tremblante à côté de mon père. J’attendais et je craignais horriblement l’arrivée de la mère de Bernard. Contre son usage, mon père qui ne parlait guère, était ce soir-là d’une humeur toute joyeuse.

«Boutonnet, dit-il, me doit cent vingt francs. Je veux te les donner, ma petite Rose, pour que tu fasses réparer ta chambre et que tu y fasses mettre du papier blanc comme une princesse. Au bas je veux planter une vignette et un petit berceau avec cette belle glycine que tu as vue dans le jardin du maire, qui est toute bleue et blanche, et qui s’étend si vite et si loin. Je veux que ta chambre soit la plus jolie de tout le quartier, comme tu en es la plus jolie fille et moi le plus heureux père. Et, ma foi, tiens, s’il faut que je t’avoue mes mauvais sentiments, je suis bien aise maintenant que Bernard soit parti pour l’armée et que votre mariage soit retardé. Il m’ennuyait, ce Bernard. Il était toujours ici, fourré dans la maison ou dans le jardin, il te donnait le bras, il te parlait matin et soir, il te faisait la cour; il ne me laissait rien; il avait tout récolté. À présent, du moins, il ne m’assassine plus de ses visites et je puis t’aimer en toute liberté. Ah! ma bonne Rose, ma chère Rose-d’Amour, tu es aujourd’hui toute ma pensée et ma vie, tu es mon soleil et ma joie. Quand je travaille, c’est pour toi; quand je chante, c’est parce que je t’ai vue; quand je suis triste, je t’écoute et ma tristesse s’en va. Ne me quitte pas, mon enfant; je suis vieux, et quoique fort, je n’ai peut-être pas longtemps à vivre. Sois avec moi toujours, – mariée ou non mariée, – je te devrai mon dernier bonheur. Je ferai danser tes enfants sur mes genoux, et, comme leur mère, ils réjouiront ma vieillesse. Je leur dirai des contes bleus, je les ferai rire, je les amuserai, va, je ne te serai pas inutile. Je t’aime, mon enfant, parce que tu as toujours été bonne et douce, et que même enfant, je m’en souviens encore, tu étais sans malice. Depuis dix-sept ans que tu es née, tu ne m’as pas encore donné un chagrin, et je n’ai pas une pensée qui ne soit pour t’épargner une peine ou pour te faire un plaisir.»

En même temps, il me tenait étroitement serrée sur sa poitrine et m’embrassait avec tendresse. Je ne savais que répondre; j’avais envie de pleurer, en pensant à l’horrible nouvelle qu’il allait recevoir; j’aurais voulu retarder le moment fatal, et empêcher la mère de Bernard de lui tout apprendre. Je cherchais même moyen de l’avertir; mais il était trop tard. Elle entra au même instant.

Après les premiers compliments:

«Va te coucher, dit-elle, ma pauvre Rose-d’Amour; je te trouve maintenant un peu pâle. Tu auras trop veillé. Les veilles ne sont pas bonnes pour la jeunesse. Va te coucher. J’ai quelque chose à dire à ton père que tu ne dois pas entendre.

– Oh! oh! mère Bernard, dit mon père, vous êtes bien discrète aujourd’hui: sur quelle herbe avez-vous marché?

– C’est bon, c’est bon, vieux Sans-Souci. Je sais ce que je dis. Il est temps pour Rose d’aller se coucher.»

De fait, j’avais peine à me soutenir.

«C’est vrai, dit mon père en me regardant, te voilà toute pâle. C’est la croissance, sans doute.»

Il m’embrassa, et je courus m’enfermer et me barricader dans ma chambre, le laissant seul avec la mère de Bernard.

VI

Dès que la porte fut refermée sur moi et que j’eus mis le verrou, je collai mon visage à la cloison, et je cherchai à voir par la fente qui était entre deux planches; car notre maison, que mon père avait bâtie pièce à pièce, prenant là les pierres, ici le mortier, plus loin la brique, n’était pas, comme vous pensez bien, aussi solide que ces belles maisons en pierres de taille qu’on bâtit pour les bourgeois, qui ont pignon sur rue, chevaux à l’écurie, vin dans la cave, gibier et viande de boucherie dans le garde-manger, et des vêtements à n’en savoir que faire. Tout se faisait à bon marché chez nous; notre plancher était en cailloux tirés du fond de l’eau, et nos meubles auraient pu demeurer cinquante ans exposés dans la rue, nuit et jour, sans tenter personne.

Mais, malgré toute mon attention, je n’entendis rien. La mère de Bernard parlait à voix basse, et mon père, la tête dans ses mains et tourné vers le feu, demeurait immobile comme un rocher.

Excepté un cri étouffé qu’il fit au commencement, vous auriez dit une de ces statues qu’on voit à l’église dans les niches des saints.

Quand elle eut fini de parler, il ne répondit pas un mot. J’attendais avec toute l’inquiétude que vous pouvez penser quel serait son premier mouvement. La mère de Bernard, au bout d’un moment, recommença à parler et à l’interroger, mais il ne répondit encore rien. Ce silence m’inquiétait plus que ne l’aurait fait la plus violente colère.

«Eh bien! demanda-t-elle une troisième fois, que voulez-vous faire?

– Ah! ma fille! ma pauvre fille!»

Ce fut tout ce qu’il put dire. Il se leva, et, sans dire ni bonjour ni bonsoir à la mère de Bernard, il sortit et alla s’asseoir sur le rocher où nous nous étions assis si longtemps ensemble. J’eus peur un moment qu’il ne voulût se jeter de là dans le précipice et s’y briser la tête.

J’ouvris la porte sur-le-champ, et je courus sur ses pas.

Il se retourna.

«Que veux-tu?»

Je me jetai à genoux devant lui en joignant les mains.

«Père, pardonne-moi!

– Rentre! dit-il d’une voix qui me parut toute changée. Rentre!»

Je n’osai lui désobéir et je retournai dans ma chambre.

Le lendemain, en ouvrant la fenêtre au point du jour (je ne m’étais pas couchée), je le vis encore sur son rocher et dans la même position où je l’avais laissé le soir. Il avait les yeux fixes et la figure horriblement pâle.

La cloche de l’atelier sonna. C’était l’heure où tous les ouvriers descendent et vont travailler. Il se leva machinalement, prit sa hache, et parut prêt à descendre; puis, tout à coup, il fit un geste comme une personne accablée, jeta sa hache dans le jardin, sortit et s’en alla dans la campagne.

Le soir, il ne reparut pas, ni le lendemain, ni le troisième jour. Je me sentais tourmentée de remords horribles, je commençais à craindre qu’il ne se fût tué, et j’allai prier la mère Bernard de le faire chercher partout.

Quand j’entrai chez elle, je n’y trouvai que le vieux Bernard.

«Ma femme m’a tout raconté, dit-il. Viens ici, Rose.»

Je m’approchai en tremblant.

«Écoute, ce n’est pas à moi de te faire un crime, si tu me donnes des petits-enfants avant le temps. C’est bien la faute de Bernard autant que la tienne. Je ne te gronderai donc pas pour cela; mais tu vas me faire un serment.