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Comme il était garçon tailleur et vivait de son aiguille, sans être riche, il faisait son école gratis et ne se faisait pas prier pour écrire les lettres de son quartier. J’allai lui demander de me recevoir parmi ses élèves.

Le pauvre garçon me regarda en souriant, suivant sa manière, et me dit:

«Tu es bien grande, Rose-d’Amour, pour apprendre l’écriture à ton âge. Est-ce que tu veux écrire à ton colonel?

– Justement. C’est à mon colonel.

– Au colonel Bernard?

– Oui, au colonel Bernard.

– Eh bien! viens quand tu voudras.»

J’y allai le soir même, et je commençai à travailler si durement et avec tant d’application à faire des barres, des a, des o, des i, des u, des majuscules, des minuscules, de la ronde, de l’anglaise, de la bâtarde et de la coulée, que j’en étais bien souvent plus fatiguée que de bêcher la terre, tant la plume est un outil pesant pour celui qui n’en a pas l’habitude.

Enfin je commençai à écrire des lettres grandes d’un pouce, puis d’un demi-pouce, d’un quart de pouce, et finalement de grandeur naturelle, et quoique je n’aie jamais été grande écrivassière, je puis maintenant me faire lire et lire les autres.

Pendant ce temps, Jean-Paul pensait à tout autre chose. Un soir, comme je m’en allais après la leçon, il me retint par le bras, et me fit signe qu’il avait quelque secret à me dire. Moi, toujours simple et bien éloignée de croire qu’on pût s’occuper de moi, je restai et je m’assis.

Jean-Paul ferma la porte et s’assit en face de moi.

«Rose-d’Amour, la bien nommée, dit-il, comment me trouves-tu?»

Je crus qu’il voulait rire.

«Très-joli garçon», lui dis-je.

Il secoua la tête.

«Non, non, ce n’est pas cela que je te demande, Rose. Parle-moi sérieusement, et regarde-moi bien… Écoute, j’ai vingt-six ans, cent francs d’économies et le mobilier que voilà; je t’aime à la folie. Veux-tu m’aimer?

– Est-ce que tu vas m’insulter, Jean-Paul?» lui dis-je d’un air triste.

Je me sentais venir les larmes aux yeux.

«T’insulter? moi! Rose-d’Amour! moi, t’insulter! As-tu pu le croire? Je te demande si tu veux te marier avec moi?»

Je lui tendis la main. Il la baisa et la serra dans les siennes.

«Eh bien, tu acceptes? dit-il. En ce cas, la noce se fera dans quinze jours.

– Elle ne se fera pas. Tu ne m’as pas comprise, mon bon Jean-Paul. Elle ne se fera jamais.

– Ah! oui, je le sais, tu aimes Bernard; mais pense-t-il encore à toi, et reviendra-t-il jamais?

– Qu’il revienne ou non, je l’aime, et j’ai promis de l’attendre.

– Non, tu ne l’aimes pas, s’écria-t-il. Écoute-moi, Rose, je sais ce qui t’arrête. C’est ta fille. Eh bien! je la reconnaîtrai. On se moquera de moi, mais je me moquerai des autres à mon tour. Je t’aime et je serai heureux. Je n’ai pas de parents, pas de famille, je suis un enfant trouvé, je ne dois compte de rien à personne, et je t’aime. Ne me dis pas que tu ne m’aimes pas aujourd’hui: je le sais et je te le pardonne; mais tu m’aimeras un jour. Tu es si bonne! car je te vois depuis cinq ans, Rose, et je n’ai pas cru un seul mot de ce qu’on a dit de toi. Je ne le croirais pas quand je l’aurais vu de mes deux yeux. Tu es seule, sans amis, sans fortune, sans mari, sans amant. Je suis seul comme toi, et personne ne m’aime; appuyons-nous l’un sur l’autre, aimons-nous et marions-nous. Va, je ne serai pas jaloux de Bernard. Je te prends telle que tu es, et je t’aime mieux qu’aucune créature, car tu es la meilleure fille du quartier; et quoiqu’on t’ait fait bien du mal, tu n’as jamais cherché à te venger: et la vengeance aurait été pourtant bien facile. Ce qu’il me faut, c’est une bonne femme, douce et laborieuse, et soigneuse, et je sais que tu le seras, car tu l’es déjà. Dis un mot, Rose, et tu feras mon bonheur et peut-être le tien.

Je ne puis vous dire, madame, combien je fus touchée des paroles de ce pauvre garçon: je sentais bien qu’il disait vrai et qu’il m’aimait tendrement; mais moi je ne l’aimais pas, et surtout j’avais dans le cœur un trop tendre souvenir de Bernard.

Comme il vit que je ne répondais rien, il me crut ébranlée et voulut continuer. Ses yeux bleus, qui étaient pleins de douceur, m’imploraient encore mieux que ses discours; mais, d’un mot, je lui fermai la bouche.

«Adieu, Jean-Paul. Je te remercie, et tu seras toujours pour moi un ami, le meilleur et le plus sûr après Bernard; mais ce mariage est impossible, et je ne remettrai plus les pieds dans cette maison.

– Et tu ne me permettras pas d’aller te voir?

– Non, car tu ne pourrais pas t’empêcher de me parler de ce que je ne veux plus entendre. Devant Dieu, je suis la femme de Bernard, et je ne dois entendre de personne un mot d’amour.»

À ces mots, je sortis et refermai la porte. Il n’essaya pas de me retenir, tant il était consterné.

X

Quand on connut l’aventure de Matthieu, le père et la mère Bernard, qui avaient été jusqu’alors assez bien disposés pour moi, ne purent pas s’empêcher de croire qu’il fallait que j’eusse fait de grandes avances à ce misérable, pour qu’il osât entrer chez moi par la fenêtre à dix heures du soir. Quand chacun eut dit son mot et raconté son histoire, le père Bernard hocha la tête et dit à sa femme:

«Rose-d’Amour ne sera pas notre fille.

– C’est une dévergondée, dit la mère. On m’assurait encore ce matin qu’elle recevait trois ou quatre jeunes gens toutes les nuits et, de plus, monsieur l’adjoint au maire.

– Qu’elle reçoive qui elle voudra, dit le père, j’empêcherai bien Bernard de l’épouser.

– Et moi aussi, dit la mère. Mais qui aurait cru cela de cette petite fille que nous avons tenue sur nos genoux, qui était si sage et si douce, étant enfant! Il faut que Dieu l’ait abandonnée.

Le lendemain, sans perdre de temps, la mère Bernard vint chez moi pour m’annoncer cette nouvelle. Quoique je connusse déjà par mes camarades d’atelier tous les bruits qui avaient couru, j’étais loin de m’attendre à ce dernier coup.

Je ne vous raconterai pas son discours. Je ne l’entendis pas tout entier. Aux premiers mots, je compris tout, et je reçus comme un coup de massue sur la tête.

«Ah! mère, lui dis-je, est-ce vous qui devriez me dire une chose pareille!»

Et je me mis à fondre en larmes.

«Écoute, mon enfant, répondit-elle, mets-toi à ma place. Tu ne penses qu’à toi; moi, je pense à mon Bernard, et je ne serais pas bien aise qu’il fût le mari d’une coureuse. Je veux croire que tu n’as rien fait de mal, et que tu n’attirais chez toi ce Matthieu et tous les autres que pour chanter les psaumes avec eux et dire les litanies de la sainte Vierge; mais…