Изменить стиль страницы

» Que ne t’ai-je connu dix ans plus tôt! Que n’ai-je pu te demander conseil avant que mes malheurs aient commencé! Je n’aurais pas versé tant de pleurs que j’en suis presque aveugle. Mais levons-nous de table. Tu vois ma douleur et tu y compatis. Je veux te raconter la cause et l’origine de mon infortune sans pareille.

» Tu as passé près d’une cité voisine de ce château; tout autour d’elle s’étend comme un lac un fleuve qui prend son origine du lac de Benaco, et qui va se jeter dans le Pô. Cette cité s’éleva sur les ruines de celle qui avait été fondée par le fils d’Agénor avec les dents du dragon. C’est là que je naquis d’une famille très honorable, mais sous un humble toit, et au sein de la pauvreté.

» Si la Fortune n’eut pas assez souci de moi pour me donner la richesse due à ma naissance, la nature y suppléa en me douant d’une beauté fort au-dessus de celle des gens de ma condition. Bien qu’il soit ridicule à un homme de se vanter lui-même, je puis dire que, dans ma jeunesse, j’ai vu dames et damoiselles s’éprendre de ma figure et de mes belles manières.

» Il y avait dans notre cité un homme sage, et savant au delà de toute croyance. Il comptait cent vingt ans accomplis, quand ses yeux se fermèrent à la lumière. Il avait passé toute sa vie seul et sauvage; mais, dans son extrême vieillesse, féru d’amour pour une belle matrone, il l’avait obtenue à prix d’argent, et en avait eu secrètement une fille.

» Pour éviter que la fille ne fît comme sa mère, qui pour de l’argent avait vendu sa chasteté, bien précieux que tout l’or du monde ne saurait payer à sa valeur, il résolut de la soustraire au contact populaire. Choisissant le lieu qui lui parut le plus solitaire, il y fit bâtir ce palais si ample et si riche, de la main de démons évoqués par ses enchantements.

» Il fit élever sa fille par de vieilles femmes réputées pour leur chasteté. Celle-ci devint par la suite d’une grande beauté. Non seulement son père ne permit pas qu’on lui laissât apercevoir un homme, mais il défendit qu’on en prononçât le nom devant elle. Afin de lui mettre un continuel exemple sous les yeux, il fit sculpter ou peindre l’image de toutes les dames qui ont su résister à un amour coupable.

» Il ne se borna pas à faire représenter celles qui par leur vertu ont été l’honneur des premiers âges, et dont l’histoire ancienne a consacré à jamais la renommée; il voulut aussi y faire figurer les dames dont les mœurs pudiques devaient dans l’avenir illustrer l’Italie. En raison de leur belle conduite, il fit élever leur statue, comme les huit que tu vois autour de cette fontaine.

» Quand le vieillard jugea que sa fille était un fruit assez mûr pour que l’homme pût le cueillir, je fus, soit malechance, soit hasard, choisi entre tous par lui comme le plus digne. Outre ce beau château, tous les champs, tous les étangs à vingt milles à la ronde me furent donnés comme dot de sa fille.

» Celle-ci était aussi belle et aussi bien élevée qu’on pût le désirer. Elle surpassait Pallas pour les travaux à l’aiguille et la broderie; à la voir marcher, à l’entendre parler ou chanter, on aurait dit une déesse, et non une mortelle. Elle était presque aussi versée que son père dans tous les arts libéraux.

» À cette haute intelligence, à cette beauté non moindre qui aurait séduit les rochers eux-mêmes, elle joignait une sensibilité, une douceur de caractère dont je ne puis me souvenir sans sentir le cœur me manquer. Elle n’avait pas de plus grand plaisir, de plus vive satisfaction que d’être auprès de moi partout et toujours. Nous vécûmes longtemps ensemble sans avoir la moindre querelle, mais, à la fin, cette paix intérieure fut troublée, et par ma faute.

» Il y avait cinq ans que j’avais mis mon cou sous le nœud conjugal, lorsque mon beau-père mourut. Cette mort fut comme le signal des malheurs dont je ressens encore le contre-coup. Je te dirai comment. Pendant que je me renfermais ainsi dans l’amour de celle dont je viens de te faire un tel éloge, une noble dame du pays s’éprit de moi autant qu’on peut s’éprendre.

» Elle en savait, en fait d’enchantements et de maléfices, autant que pas une magicienne. Elle aurait pu rendre la nuit lumineuse et le jour obscur, arrêter le soleil et faire marcher la terre. Cependant elle ne put parvenir à ce que je consentisse à poser sur sa blessure d’amour le remède que je n’aurais pu lui donner sans offenser souverainement ma femme.

» Non pas qu’elle ne fût très gente et très belle dame, non pas que j’ignorasse qu’elle m’aimait à ce point; mais ni ses offres, ni ses promesses, ni ses obsessions continuelles ne purent jamais détourner à son profit une étincelle de l’amour que je portais à ma femme. La certitude que j’avais dans la fidélité de cette dernière m’empêchait de songer à une autre qu’elle.

» L’espoir, la croyance, la certitude que j’avais dans la fidélité de ma femme m’auraient fait dédaigner toutes les beautés de la fille de Léda, toutes les richesses offertes jadis au grand berger du mont Ida. Mais mes refus ne pouvaient me débarrasser de la poursuite de la magicienne.

» Un jour qu’elle me rencontra hors du palais, la magicienne, qui se nommait Mélisse, put me parler tout à son aise, et trouva le moyen de troubler la paix dont je jouissais. Elle chassa, avec l’éperon de la jalousie, la foi que j’avais en ma femme. Elle commença par m’insinuer que j’étais fidèle à qui ne l’était pas envers moi.

«“Tu ne peux pas – fit-elle – dire qu’elle t’est fidèle, avant d’en avoir vu la preuve. De ce qu’elle n’a point encore failli, tu crois qu’elle ne peut faillir, et qu’elle est fidèle et chaste. Mais si tu ne la laisses jamais sortir sans toi, si tu ne lui permets jamais de voir un autre homme, d’où te vient cette hardiesse d’affirmer qu’elle est chaste?

» ”Absente-toi, absente-toi un peu de chez toi; fais en sorte que les citadins et les villageois sachent que tu es parti et que ta femme est restée seule. Laisse le champ libre aux amants et aux messagers d’amour: si les prières, si les cadeaux ne peuvent la pousser à souiller le lit nuptial, alors, tu pourras dire qu’elle est fidèle.”

» Par de telles paroles et d’autres semblables, la magicienne poursuivit jusqu’à ce qu’elle eût éveillé eu moi le désir de mettre à l’épreuve la fidélité de ma femme. “Supposons – lui dis-je alors – qu’elle ne soit pas ce que je pense; comment pourrai-je savoir d’une manière certaine si elle mérite le blâme ou l’éloge?”

» Mélisse répondit: “Je te donnerai une coupe qui possède une rare et étrange vertu. Morgane la fit autrefois, afin de prouver à son frère la faute de Ginevra. Celui dont la femme est sage peut y boire; mais celui dont la femme est une putain ne le peut, car le vin, au moment où il croit le porter à sa bouche, s’échappe de la coupe, et se répand sur sa poitrine.

» ”Avant de partir tu en feras l’épreuve, et je crois que cette fois tu pourras boire d’un trait. Je pense en effet que ta femme est encore innocente, et tu le verras bien. Mais si, à ton retour, tu tentes une nouvelle épreuve, je ne réponds pas que ta poitrine ne soit inondée. En tout cas, si tu ne la mouilles pas, si tu bois sans a obstacle, tu seras le plus fortuné des maris.”

» J’acceptai la proposition. Mélisse me donna la coupe; je fis l’expérience en question et tout alla bien: je vis que ma chère femme était jusque-là chaste et bonne. Mélisse me dit: “Maintenant, laisse-la pendant quelque temps. Reste loin d’elle pendant un mois ou deux, puis reviens, et fais une nouvelle expérience avec la coupe. Tu verras alors si tu pourras boire, ou si tu te mouilleras la poitrine.”