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Car sa chambre et son lit étaient tout préparés; mais que, s’il voulait suivre son conseil, il pourrait dormir tranquillement toute la nuit, tout en avançant de quelques milles pendant son sommeil. «Je te ferai – lui dit-il – préparer un bateau sur lequel tu pourras dormir à l’abri de tout danger, et qui, descendant le fleuve pendant toute la nuit, te fera gagner une journée de chemin.»

La proposition plut à Renaud, qui s’empressa de l’accepter, et remercia vivement son généreux hôte. Puis, sans plus de retard, il descendit sur la rive où les marins l’attendaient. Il put ainsi reposer tout à son aise, pendant que le bateau, poussé par six rameurs, descendait le cours du fleuve, léger et rapide comme l’oiseau dans les airs.

Dès qu’il eut la tête sur l’oreiller, le chevalier de France s’endormit. Quand il se réveilla, le bateau était déjà près de Ferrare. On laissa Melara sur la rive gauche, et Sermido sur la rive droite; on dépassa Figarolo et Stellata, là où le Pô fougueux se divise en deux bras.

Le patron s’engagea dans le bras de droite, laissant celui de gauche qui se dirigeait du côté de Venise. Il dépassa Bondeno, et déjà l’on voyait à l’Orient pâlir l’azur du ciel, et l’aurore, blanche et vermeille, épuiser toutes les fleurs de sa corbeille, quand Renaud, découvrant de loin les deux forteresses de Téaldo, leva la tête.

«Ô ville heureuse – dit-il – mon cousin Maugis, après avoir consulté les étoiles errantes et fixes, et appelé à son aide toute sa science de devin, m’a prédit – car j’ai déjà fait ce chemin avec lui – que dans les siècles futurs ta gloire rejaillirait si haut, que tu l’emporterais sur tout le reste de l’Italie.»

Pendant qu’il parlait ainsi, le bateau, qui semblait avoir des ailes, descendait rapidement le roi des fleuves, et passait tout près de la petite île qui est la plus proche de la ville. Bien qu’elle fût alors inculte et déserte, Renaud se fit une véritable fête de la revoir, car il savait combien, plus tard, elle serait belle et cultivée.

Dans son précédent voyage, qu’il avait fait en compagnie de Maugis, il avait appris de ce dernier qu’au bout de sept cents ans révolus cette île deviendrait la plus agréable de toutes celles qu’environnent mer, étang ou rivière; à tel point, qu’après l’avoir vue, personne ne voudrait plus entendre parler de la patrie de Nausica [30].

Il avait appris qu’elle surpasserait par ses beaux monuments l’île si chère à Tibère, et que les arbres du jardin des Hespérides n’étaient rien en comparaison des plantes rares de toutes sortes qui devaient croître en ce beau lieu. Elle devait renfermer également plus d’espèces d’animaux que Circé n’en possédait dans ses écuries ou dans ses haras; les Grâces et Cupidon viendraient y faire leur séjour, abandonnant à tout jamais Chypre et Cnide.

Elle devait être ainsi transformée par les soins d’un homme qui joindrait la science au pouvoir suprême, et dont l’énergique volonté élèverait autour de sa bonne ville une ceinture de digues et de murailles, de façon à lui permettre de braver les attaques du monde entier, sans qu’il fût besoin d’appeler personne à son secours. Celui qui accomplirait de telles merveilles s’appellerait Hercule, et serait fils et père de deux autres Hercule.

C’est ainsi que Renaud, tout en contemplant l’humble cité, se rappelait ce que lui avait dit son cousin, avec lequel il s’entretenait souvent des choses à venir révélées à Maugis par sa science de devin. «Comment – se disait-il – peut-il se faire qu’un jour florissent sur ces marécages les arts et les belles-lettres;

» Et qu’une cité si grande et si belle sorte d’une si petite bourgade? Comment peut-il se faire que ces marais, qui l’entourent aujourd’hui de tous côtés, deviennent jamais des campagnes riantes et couvertes de richesses? Ô ville, dès à présent je me lève pour saluer le dévouement, la générosité, la noblesse de tes princes, et les mérites si prisés de tes chevaliers et de tes citoyens illustres!

» Puisse l’ineffable bonté du Rédempteur te faire vivre toujours en paix, dans l’abondance et dans la joie, protégée par la sollicitude, le génie, la justice de tes princes; qu’elle te garde de la fureur de tes ennemis, et dévoile leurs projets perfides; que tes voisins envient ton bonheur, et que tu n’aies toi-même à porter envie à aucune autre cité!»

Pendant que Renaud parlait ainsi, le bateau léger fendait si rapidement les ondes, que le faucon, rappelé par son maître, ne descend pas plus vite à l’aspect du leurre. Le patron s’étant engagé dans un des canaux de droite, les murs et les toits de la bourgade disparurent soudain, et on laissa bien loin en arrière Saint-George, ainsi que la tour de la Fosse et de Gaïcana.

Comme d’habitude une pensée en amène une autre et ainsi de suite, Renaud vint alors à se rappeler le chevalier dans le palais duquel il avait soupé la veille, et qui, à dire vrai, avait de justes raisons pour se plaindre de cette ville. Il se rappela la coupe où chacun, en buvant, pouvait s’assurer de la conduite de sa femme.

Il se souvint aussi de ce que lui avait dit le chevalier, à savoir que parmi tous ceux qui avaient fait l’expérience de la coupe, il ne s’en était pas trouvé un seul dont la poitrine n’eût été inondée. Tantôt il se repentait de n’avoir point tenté l’épreuve, tantôt il se disait: «Je me réjouis de n’avoir point voulu courir une telle chance; si l’épreuve avait réussi, je n’aurais fait que confirmer ma certitude; si elle n’avait pas réussi, à quoi me serais-je exposé?

» Je crois à la vertu de ma femme comme si j’en avais eu des preuves certaines, et je ne pourrais qu’augmenter fort peu cette certitude. De sorte que, si la preuve m’en était donnée, j’en tirerais un minime bénéfice; tandis que le mal que j’éprouverais ne serait pas petit, si je voyais, concernant ma Clarisse, ce que je ne voudrais point voir. Ce serait risquer mille contre un, à ce jeu où l’on peut perdre beaucoup et gagner peu.»

Pendant que le chevalier de Clermont songeait à cela tout pensif, et le visage baissé, un des marins qui se trouvaient en face de lui le regardait fixement et avec une attention profonde. Cet homme, beau parleur et hardi compagnon, ayant deviné la pensée qui le préoccupait, l’amena à lier conversation avec lui.

La conclusion de leur entretien fut qu’il avait été bien mal avisé celui qui avait tenté sur son épouse la plus délicate expérience qu’on pût tenter sur une femme, car celle qui, s’armant de pudeur, aura su défendre son cœur contre l’or et l’argent, le défendra bien plus facilement au milieu de mille épées levées ou de la flamme ardente.

Le marin ajoutait: «Tu lui as très justement dit qu’il n’aurait pas dû offrir de si riches présents à sa femme. Tous les cœurs ne sont point trempés pour résister à de tels assauts et à de tels coups. Je ne sais si tu as entendu parler d’une jeune femme – peut-être cette histoire est-elle connue chez vous? – que son mari avait surprise en semblable faute, et qu’il avait, pour cela, condamnée à mourir?

» Mon maître aurait dû se rappeler que l’or et les présents adoucissent la plus dure; mais il l’a oublié au moment où il avait besoin de s’en souvenir, et il est allé au-devant de son propre malheur. Il connaissait pourtant aussi bien que moi l’exemple qu’il avait eu sous les yeux dans la ville voisine, sa patrie et la mienne, que les eaux endormies du Mincio entourent d’un lac marécageux.