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» Il la prie, pendant qu’il sera absent, de ne pas demeurer dans la ville, mais d’aller habiter dans sa villa, où elle pourra vivre plus facilement loin de toute relation. Il parlait ainsi, parce qu’il pensait bien que l’humble population qui travaille aux champs, ou qui garde les troupeaux, n’était pas de nature à troubler les chastes pensées de sa femme.

» Cependant Argia, ses beaux bras jetés autour du cou de son craintif mari, lui arrose le visage de larmes qui s’échappent comme un fleuve de ses yeux; elle s’attriste de ce qu’il la traite en coupable, comme si elle lui avait déjà manqué de foi; un pareil soupçon provient de ce qu’il n’a aucune confiance dans sa fidélité.

» J’aurais trop à dire, si je voulais rapporter tout ce qui se dit entre les deux époux à l’heure du départ. “Je te recommande mon honneur” dit en dernier lieu Anselme. Puis il prend congé d’elle et part enfin. À peine son cheval est-il tourné, qu’il se sent arracher le cœur de la poitrine. Sa femme, tant qu’elle peut, le suit des yeux, d’où les larmes se répandent sur ses joues.

» Cependant Adonio, misérable, malade, comme j’ai déjà dit, pâle et le menton couvert de barbe, s’acheminait vers sa patrie, espérant qu’on ne l’y reconnaîtrait plus. Il arriva sur les bords du lac voisin de la ville, à l’endroit où il avait secouru le serpent poursuivi dans les buissons par le villageois qui voulait lui donner la mort.

» Parvenu à cet endroit vers la pointe du jour, alors que quelques étoiles brillaient encore au ciel, il voit le long de la rive venir à sa rencontre une damoiselle vêtue de beaux habits de voyage, et d’aspect noble, bien qu’elle n’eût autour d’elle ni écuyer, ni suivante. Celle-ci l’aborde d’un air gracieux, et lui adresse les paroles suivantes:

» “Bien que tu ne me connaisses pas, chevalier, je suis ta parente, et je t’ai grande obligation. Je suis ta parente, car notre haut lignage à tous deux descend du fier Cadmus. Je suis la fée Manto; c’est moi qui ai posé la première pierre de cette ville, et c’est de mon nom – comme tu l’as sans doute entendu dire – que je l’ai nommée Mantoue.

» ”Je suis une des Fées; afin de t’apprendre ce qu’il importe que tu saches, je te dirai que le sort nous fit naître de telle sorte que nous pouvons être affligées de tous les maux, hors la mort. Mais l’immortalité nous est accordée à une condition plus dure que la mort, car, tous les sept jours, chacune de nous se voit infailliblement changée en couleuvre.

» ”Se voir toute couverte d’écailles ignobles, et s’en aller en rampant, est chose si douloureuse, qu’il n’y a pas au monde de peine plus grande. Chacune de nous maudit l’existence. Tu sauras – et je veux t’apprendre en même temps quelle obligation je t’ai – que ce jour-là, à cause de la forme que nous avons, nous sommes exposées à une infinité d’accidents.

» ”Il n’y a pas d’animal sur la terre plus odieux que le serpent; et nous, qui en avons la forme, nous subissons les outrages et la poursuite de tout le monde, car quiconque nous aperçoit nous frappe et nous chasse. Si nous ne pouvons trouver un abri sous terre, nous éprouvons ce que pèse le bras des hommes. Mieux vaudrait pouvoir mourir, que de rester broyées et mutilées sous les coups.

» ”L’obligation que je t’ai est grande; un jour que tu passais sous ces frais ombrages, tu m’as arrachée aux mains d’un paysan qui m’avait vivement poursuivie. Si tu n’avais pas été là, je ne m’en serais pas allée sans avoir la tête et les reins brisés. J’en serais restée fourbue et difforme, car je ne pouvais pas mourir.

» ”Les jours où, sous la rude écaille d’un serpent, nous sommes forcées de ramper à terre, le ciel, le reste du temps soumis à nos volontés, refuse de nous obéir, et nous sommes sans force. Le reste du temps, sur un signe seul de nous, le soleil s’arrête et adoucit ses rayons; la terre immobile tourne et change de place; la glace s’enflamme, et le feu se congèle.

» ”Maintenant je suis ici pour te récompenser de ce que tu fis autrefois pour moi. En ce moment nul ne me demande en vain une faveur, car je suis hors de la peau du serpent. Je te ferai dans un instant trois fois plus riche que tu ne le fus par héritage paternel. Et je veux que tu ne redeviennes plus jamais pauvre; au contraire, plus tu dépenseras, plus ta fortune augmentera.

» ”Et parce que je te retrouve encore enchaîné dans les liens dont Amour t’avait lié jadis, je veux te montrer de quelle façon tu dois t’y prendre pour satisfaire tes désirs. Je veux que, pendant que le mari est loin d’ici, tu mettes sans retard mon conseil à exécution. Tu vas aller trouver la dame qui habite hors la ville, à la campagne, et je serai encore près de toi.”

» Elle poursuivit en lui disant de quelle façon elle entendait qu’il se présentât devant sa dame; comment il devait s’habiller; comment il devait la prier et la tenter. Elle lui dit quelle forme elle prendrait elle-même, car, hormis le jour où elle rampait avec les serpents, elle pouvait, à sa volonté, prendre toutes les formes du monde.

» Elle lui fit prendre l’habit d’un pèlerin qui va quêtant de porte en porte au nom de Dieu; quant à elle, elle se changea en chien, le plus petit que jamais nature eût fait, à poils longs, plus blancs qu’hermine, agréable d’aspect et merveilleux de formes. Ainsi transformés, ils s’acheminèrent vers la demeure de la belle Argia.

» Le jeune homme s’arrêta aux premières cabanes de paysans qu’il rencontra, et commença à sonner d’un chalumeau, aux sons duquel le chien, se dressant sur ses pattes, se mit à danser. Le chant et la rumeur parvinrent jusqu’à la maîtresse du logis, et firent tant, qu’elle se dérangea pour voir ce que c’était. Elle fit alors venir le pèlerin dans la cour de son logis; ainsi s’accomplissait la destinée du docteur.

» Là, Adonio se mit à commander au chien, et le chien à lui obéir: à danser les danses de notre pays et celles de pays étrangers, en exécutant des pas et en prenant des attitudes selon les ordres de son maître; faisant, en un mot, avec des façons humaines, tout ce que ce dernier lui commandait, au grand ébahissement de ceux qui le regardaient les yeux grands ouverts et retenant leur respiration.

» Grandement émerveillée, la dame se sent bientôt prise d’un vif désir de posséder ce chien si gentil. Elle en fait, par sa nourrice, offrir au pèlerin un prix convenable: “Si ta maîtresse, – répond celui-ci, – possédait plus de trésors qu’il n’en faut pour assouvir la convoitise d’une femme, elle ne pourrait donner un prix capable de payer seulement une patte de mon chien.”

» Et pour lui montrer qu’il dit vrai, il amène la nourrice dans un coin, et dit au chien de donner un marc d’or à cette dame pour la remercier de sa courtoisie. Le chien se secoue, et le marc d’or apparaît aussitôt. Adonio dit à la nourrice de le prendre, ajoutant: “Crois-tu que rien puisse payer un chien si beau et si utile?

» ”Quoi que je lui demande, je ne reviens jamais les mains vides; en se secouant, il fait tomber tantôt des perles, tantôt des bagues, tantôt des vêtements superbes et d’un grand prix. Cependant, dis à ta maîtresse qu’il sera à elle, non point pour de l’or, car l’or ne pourrait le payer; mais, si elle veut me laisser coucher une nuit avec elle, elle aura le chien, et pourra en faire ce qu’elle voudra.”