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» Je veux parler du riche présent d’un chien que fit Adonio à la femme d’un juge.» «Le récit de cette aventure – dit le paladin – n’a pas traversé les Alpes, et est seulement connu chez vous, car en France, ni dans les pays étrangers où je suis allé, je ne l’ai jamais entendu raconter. De sorte que si cela ne t’ennuie pas de me la dire, je suis volontiers disposé à t’écouter.»

Le marin commença: «Jadis était dans cette ville un certain Anselme, de famille honorable. Après avoir passé sa jeunesse à apprendre la science qu’enseigne Ulpian, il chercha une femme de noble race, belle, honnête, et en rapport avec sa position; il en trouva une, dans une ville voisine, qui était d’une beauté surhumaine.

» Ses manières étaient si aimables et si gracieuses, qu’elle paraissait n’être qu’amour et beauté. Peut-être était-elle plus belle qu’il ne convenait à la position d’Anselme. À peine l’eut-il en sa possession, qu’il dépassa en jalousie tous les jaloux qui furent jamais en ce monde; et cependant elle ne lui avait encore donné d’autre motif de jalousie que d’être trop accorte et trop belle.

» Dans la même cité vivait un chevalier de famille ancienne et honorable. Il descendait de cette race altière qui sortit de la mâchoire d’un serpent, de même que jadis ma patrie Mantoue et ses premiers habitants. Le chevalier, qui s’appelait Adonio, s’énamoura de cette belle dame;

» Et, pour mener son amour à bonne fin, il se lança sans retenue dans de folles prodigalités, se ruinant en riches habits, en banquets, menant le train luxueux d’un chevalier beaucoup plus riche qu’il n’était. Le trésor de l’empereur Tibère n’aurait pas suffi à de telles dépenses, et je crois bien qu’il ne se passa pas deux hivers avant qu’il eût complètement dévoré l’héritage paternel.

» Sa maison, qui était auparavant fréquentée matin et soir par une foule d’amis, devint vide dès qu’il n’y eut plus de perdrix, de faisans, de cailles sur sa table. Quant à lui, qui avait été comme le chef de toute la bande, il resta seul, et quasi au nombre des mendiants. Se voyant tombé dans la misère, il songea à aller dans un endroit où il serait inconnu.

» Dans cette intention, sans rien dire à personne, il laisse un beau matin sa patrie, et s’en va, pleurant et soupirant, le long du marais qui entoure les remparts de la ville. Son angoisse est doublée par la pensée de la dame, reine de son cœur. Soudain, voici qu’il lui arrive une aventure qui doit changer sa peine extrême en souverain bien.

» Il aperçoit un villageois qui, armé d’un grand bâton, frappe à coups redoublés sur des buissons. Adonio s’arrête, et lui demande la raison d’un travail si pénible. Le villageois lui dit qu’au milieu de ces broussailles il a vu un serpent très vieux, plus long et plus gros que tous ceux qu’il a rencontrés de sa vie, tel enfin qu’il ne croit pas en rencontrer jamais un aussi gros;

» Et qu’il ne veut pas s’en aller avant de l’avoir retrouvé et de l’avoir tué. Adonio ne peut écouter ces paroles sans impatience. Il avait toujours protégé les serpents, sa famille en portant un gravé sur ses armes, pour rappeler qu’elle était sortie des dents d’un serpent répandues sur la terre.

» Il dit et fait tant, qu’il force le paysan à abandonner son entreprise, et à s’en aller sans avoir tué le serpent et sans plus chercher à lui faire de mal. Puis Adonio poursuit son chemin vers le pays où il pense que sa condition sera le moins connue. Pendant sept ans, au milieu des privations et des soucis, il vit hors de la patrie.

» Et jamais l’éloignement, ni la difficulté de vivre qui, d’habitude, ne laissent point la pensée libre, ne purent faire qu’Amour ne continuât de lui brûler le cœur et d’entretenir sa blessure. À la fin, il ne put résister au désir de revenir vers la beauté que ses yeux avaient soif de revoir. Barbu, triste, et en fort pauvre équipage, il reprit le chemin d’où il était venu.

» À ce moment, il arriva que ma ville envoya au Saint-Père un ambassadeur qui devait séjourner près de Sa Sainteté pendant un temps indéterminé. On tira au sort, et le choix tomba sur le juge. Ô jour d’éternelle douleur pour lui! Il s’excusa, il pria, il multiplia les offres et les promesses pour ne point partir; enfin il fut forcé d’obéir.

» Ce fut pour lui une douleur aussi cruelle à supporter que s’il s’était vu ouvrir les flancs et arracher le cœur. Pâle et blême de crainte jalouse au sujet de sa femme, il la supplie, par les prières qu’il croit le plus convaincantes, de ne pas manquer à sa foi pendant qu’il sera au loin;

» Lui disant que ni beauté, ni noblesse, ni grande fortune ne suffisent à une femme pour la faire tenir en honneur, si, de réputation et de fait, elle n’est point chaste; que la chasteté est une vertu d’autant plus prisée qu’elle a résisté à plus d’attaques, et que son absence va lui fournir une belle occasion d’éprouver sa pudeur.

» Par ces raisonnements et beaucoup d’autres du même genre, il cherche à lui persuader de lui être fidèle. Sa femme se lamente de ce dur départ, Dieu sait avec quelles larmes, quelles doléances! Elle jure que le soleil verra s’obscurcir sa lumière avant qu’elle soit assez criminelle pour rompre sa foi, et qu’elle mourra plutôt que d’en avoir même la pensée.

» Bien qu’il croie à ces promesses et à ces serments, et qu’il en soit quelque peu rassuré, le juge ne laisse point pour cela d’essayer d’un autre moyen pour conjurer ses alarmes. Il avait un ami qui se vantait et faisait métier de prédire l’avenir, et fort versé dans l’art de la magie et des sortilèges.

» Il lui demande, comme une grâce, de chercher à voir si sa femme, nommée Argia, pendant le temps qu’il serait séparé d’elle, resterait fidèle et chaste, ou si le contraire devait arriver. L’ami, cédant à ses prières, tire ses lignes et les applique sur le ciel, comme il paraît qu’elles doivent être. Anselme le laisse à sa besogne, et revient le voir le jour suivant pour connaître la réponse.

» L’astrologue tenait les lèvres closes, pour ne pas dire au docteur quelque chose qui lui aurait fait de la peine; il cherche une foule d’excuses pour se taire. Quand enfin il voit qu’Anselme est résolu à voir son propre mal, il lui apprend qu’à peine aura-t-il franchi le seuil de sa maison, sa femme rompra sa foi, séduite non par la beauté ou par les prières, mais gagnée par des présents et de l’argent.

» Combien ces prédictions menaçantes des puissances supérieures, jointes à la crainte, au doute qu’il avait déjà, lui bouleversèrent le cœur, tu peux le penser toi-même, si les accidents d’amour te sont connus. Ce qui lui causait le plus de chagrin, ce qui lui tourmentait par-dessus tout l’esprit, c’était de savoir que sa femme, poussée par l’avarice, oublierait pour de l’argent toute pudeur.

» Afin de faire tout son possible pour ne pas la laisser tomber dans une telle faute – car souvent le besoin pousse les hommes à dépouiller les autels – il remit entre les mains de sa femme tous ses joyaux, tout son argent, et il en avait beaucoup. Il lui donna tout ce qu’il possédait au monde.

» “Non seulement – lui dit-il – je te donne la liberté de t’en servir pour tes besoins, mais tu peux en faire ce que tu voudras: tu peux les dépenser, les jeter, les donner ou les vendre. Je ne veux te demander aucun compte, pourvu que tu te conserves à moi telle que je t’ai laissée. Pourvu que je te retrouve comme tu es maintenant, je me soucie peu de ne retrouver ni fortune ni maison.”