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«Il a été heureux pour moi – disait de son côté son adversaire – que je n’aie pas laissé celui-ci se reposer. C’est à grand’peine que je puis m’en défendre, maintenant qu’il est fatigué de la première lutte. Qu’aurait-ce été, s’il avait pu reprendre toute sa force, en se reposant jusqu’à demain? J’ai été aussi heureux qu’on peut l’être, qu’il n’ait pas voulu accepter ce que je lui offrais.»

La bataille dura jusqu’au soir, sans que l’on pût déclarer lequel des deux avait l’avantage. L’obscurité ne leur aurait pas permis de continuer la lutte. La nuit venue, le chevalier fut le premier à dire courtoisement à l’illustre guerrière: «Que faire, puisque la nuit importune nous a surpris avec des chances égales?

» Il me semble que le meilleur est de prolonger ton existence au moins jusqu’à ce qu’il fasse jour. Je ne puis t’accorder de vivre au delà d’une nuit; mais je désire que tu ne m’accuses pas, si je ne te laisse pas un plus long répit. Je ne veux pas que la faute en soit rejetée sur moi, mais sur l’impitoyable loi imposée par le sexe féminin qui gouverne ici.

» Celui pour qui rien n’est obscur sait si je te plains, toi et tous les tiens. Tu peux venir dans ma demeure avec tes compagnons; partout ailleurs, tu ne serais point en sûreté, parce que les femmes dont tu as tué aujourd’hui les maris sont déjà conjurées contre toi, et chacun de ceux à qui tu as donné la mort était le mari de dix femmes.

» Quatre-vingt-dix femmes brûlent de se venger du dommage que tu leur as causé; de sorte que, si tu ne viens pas loger chez moi, tu dois t’attendre à être attaqué cette nuit.» Marphise dit: «J’accepte ton hospitalité; je suis sûre qu’elle ne sera pas au-dessous de ta loyauté et de la bonté de ton cœur, ainsi que de ton courage et de ta valeur corporelle.

» Mais ne te tourmente pas à l’idée que tu dois me tuer; tu peux bien plutôt être tourmenté d’une idée contraire. Jusqu’ici, je ne crois pas t’avoir donné sujet de rire en me montrant un adversaire moins redoutable que toi. Soit que tu veuilles continuer le combat, ou le suspendre, et combattre à la clarté de la lune ou à celle du soleil, tu m’auras en face de toi au moindre signe, comme à chaque fois que tu le désireras.».

Ainsi fut différée la bataille, jusqu’à ce que l’aurore nouvelle sortît du Gange, et l’on resta sans conclure pour savoir quel était le meilleur des deux guerriers. Le libéral chevalier vint vers Aquilant, Griffon et les autres, et les pria de consentir à loger avec lui jusqu’au lendemain.

Ils acceptèrent l’invitation sans hésiter. Puis, à la lueur des torches ardentes, ils montèrent tous à la demeure royale qui contenait de nombreux et superbes appartements. Lorsque les combattants eurent enlevé leur casque, Marphise et ses amis restèrent stupéfaits, en voyant que le chevalier noir, autant qu’on pouvait en juger, n’avait pas encore dépassé l’âge de dix-huit ans.

La jeune guerrière s’étonne qu’un si jeune homme ait tant de vaillance sous les armes; son adversaire n’est pas moins émerveillé, lorsqu’à la chevelure de Marphise il voit à qui il a livré bataille. Tous deux se demandent leur nom, et s’empressent de satisfaire leur mutuelle curiosité. Mais je vous attends à l’autre chant, pour vous apprendre comment se nommait le jeune homme.

Chant XX

ARGUMENT. – Le dixième guerrier contre lequel Marphise a combattu jusqu’à la nuit se fait connaître à elle comme étant Guidon le Sauvage, de la famille de Clermont, et lui raconte l’origine de la cruelle coutume maintenue dans la ville. Marphise et ses compagnons se décident à s’échapper par la force des armes. Astolphe donne du cor et tous s’enfuient épouvantés. Marphise arrive en France et rencontre la vieille Gabrine, l’ancienne gardienne d’Isabelle. Elle fait route avec elle et renverse Pinabel de cheval. Elle rencontre Zerbin, lui fait vider les arçons et lui donne Gabrine en garde.

Les femmes de l’antiquité ont accompli d’admirables choses dans la carrière des armes et sous l’inspiration des Muses sacrées. Leurs œuvres, belles et glorieuses, ont répandu sur le monde entier un vif éclat. Arpalice et Camille sont fameuses [78] par leur habitude des batailles; Sapho et Corinne se sont illustrées par leur science, et leur nom ne tombera jamais dans la nuit.

Les femmes ont atteint la perfection dans tous les arts où elles se sont exercées. Quiconque interroge attentivement l’histoire, peut voir que le souvenir n’en est pas encore effacé. Si le monde a été longtemps privé de femmes remarquables, cette mauvaise influence n’a pas toujours duré, et sans doute l’envie ou l’ignorance des écrivains avait tenu dans l’ombre les éloges qui leur étaient dus.

À ce qu’il me semble, les femmes de notre siècle se distinguent par de tels mérites, que nous pouvons sans crainte consacrer nos écrits à transmettre leur souvenir aux siècles futurs, afin que les attaques odieuses des méchants soient noyées dans une éternelle infamie; aussi la gloire de nos contemporaines apparaîtra si éclatante, qu’elle surpassera de bien loin celle de Marphise.

Mais revenons à cette dernière. La jeune fille ne refuse pas de se faire connaître au chevalier qui a été si courtois envers elle et qui paraît tout disposé, lui aussi, à lui apprendre qui il est. Elle se libère sur-le-champ de sa dette, et lui dit le nom qu’il désire savoir: «Je suis Marphise – dit-elle.» Et c’est assez, car le reste est connu de tout l’univers.

L’autre commence, son tour venu, à se faire connaître d’une manière plus détaillée, en disant: «Je crois que chacun de vous a présent à la mémoire le nom de ma famille. Ce n’est pas seulement la France, l’Espagne et les pays voisins, mais l’Inde, l’Éthiopie et les contrées glacées du Pont, qui connaissent l’illustre maison de Clermont d’où sont sortis le chevalier qui tua Almonte [79],

» Et celui qui donna la mort à Clariel et à Mambrin [80], et détruisit leur empire. Je suis de ce sang. À l’endroit où l’Ister vient se jeter, par huit ou dix bouches, dans le Pont-Euxin, ma mère m’engendra du duc Aymon, qui était arrivé dans ce pays comme voyageur. Il y a un an bientôt que je l’ai laissée dans les pleurs, pour aller en France retrouver ma famille.

» Mais je n’ai pu achever mon voyage, ayant été poussé sur ce rivage par la tempête. Voilà dix mois, ou plus peut-être, que j’y suis retenu, et que j’y compte les jours et les heures. Mon nom est Guidon le Sauvage. Il est encore connu par peu d’exploits. Je tuai ici Argilon de Mélibée et dix chevaliers qu’il avait avec lui.

» Je subis également l’épreuve des donzelles. Maintenant j’en ai dix à ma disposition pour mes plaisirs. Je les ai choisies parmi les plus belles, et elles sont en effet les plus gentes de tout le royaume. Je leur commande ainsi qu’à toutes les autres, car elles m’ont remis le sceptre et le gouvernement, comme elles le donneront à quiconque verra la fortune lui sourire, et mettra les dix champions à mort.»

Les chevaliers demandent à Guidon pourquoi il y a si peu d’hommes dans le pays, et pourquoi ils sont assujettis aux femmes, comme celles-ci le sont à leurs maris dans les autres contrées. Guidon leur dit: «J’en ai entendu souvent raconter le motif depuis que je demeure en ces lieux, et puisque cela vous est agréable, je vais vous le répéter comme je l’ai entendu moi-même.