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» À l’époque où les Grecs revinrent de Troie, après vingt années d’absence – le siège avait duré dix ans, et ils furent pendant dix ans le jouet des vents contraires – ils trouvèrent que leurs femmes, pour se consoler des chagrins d’une si longue absence, avaient toutes pris de jeunes amants, afin, sans doute, de ne point se refroidir dans leur lit solitaire.

» Les Grecs trouvèrent leurs maisons pleines d’enfants qui étaient à d’autres qu’à eux. Cependant, d’un commun accord, ils pardonnèrent à leurs femmes, comprenant bien qu’elles n’avaient pu jeûner si longtemps. Mais ils résolurent d’expulser les fils de l’adultère, et de les envoyer chercher fortune ailleurs, ne voulant pas qu’ils fussent plus longtemps nourris à leurs frais.

» On en exposa une partie; les autres furent cachés par leurs mères et conservèrent la vie. Les adultes furent répartis, d’un côté et d’autre, de différentes façons: les uns furent faits soldats; les autres cultivèrent les sciences et les arts; ceux-ci labourèrent la terre; ceux-là prirent du service dans les cours; d’autres enfin devinrent pasteurs, selon qu’il plut à Celle qui coordonne tout ici-bas.

» Parmi ceux qui partirent, se trouvait un jeune homme, fils de la cruelle reine Clytemnestre. Il était âgé de dix-huit ans, et frais comme un lis ou la rose nouvellement cueillie sur le buisson. Monté sur un navire armé en guerre, il se mit à parcourir les mers, et se livra à la piraterie, en compagnie d’une centaine de jouvenceaux de son âge, choisis dans toute la Grèce.

» Dans le même temps, les Crétois ayant chassé leur roi Idoménée, à cause de sa cruauté, rassemblaient de tous côtés des troupes et des armes pour défendre leur nouvelle république. Ils prirent à leur solde, en le payant largement, Phalante, – c’était le nom du jeune Grec – ainsi que tous ses compagnons, et leur confièrent la garde de la ville de Dicthyne.

» Des cent villes remarquables que comptait la Crète, Dicthyne était la plus riche et la plus plaisante. Les femmes y étaient belles et amoureuses, et, du matin au soir, la vie s’y passait dans les plaisirs et les jeux. Comme de tout temps on y avait fait aux étrangers l’accueil le plus gracieux, les Crétoises ne tardèrent pas à faire de Phalante et de ses compagnons les maîtres de leurs maisons.

» Ils étaient tous jeunes et bien faits, car Phalante avait choisi la fleur de la Grèce; aussi, dès qu’ils apparurent, ils arrachèrent de la poitrine le cœur de toutes les belles dames. Ayant, par la suite, montré qu’ils étaient aussi bons et aussi vaillants au lit qu’ils étaient beaux, ils devinrent si chers à leurs dames, que celles-ci les préféraient à tout autre bien.

» La guerre, pour laquelle Phalante avait été engagé, étant terminée, et la solde de guerre n’étant plus payée, les jeunes Grecs songèrent à quitter une ville où ils n’avaient plus rien à gagner. Ils éprouvèrent une vive résistance de la part des femmes de Crète, qui versèrent à cette occasion plus de pleurs que si leurs pères fussent morts.

» Leurs dames les supplièrent de rester; mais voyant qu’ils ne voulaient pas y consentir, elles partirent avec eux, abandonnant pères, frères et enfants, après avoir emporté de chez elles tout ce qu’elles purent de pierreries et d’or. Cela se fit si secrètement, que personne en Crète ne soupçonna leur fuite.

» Le vent fut si propice, et l’heure si bien choisie par Phalante pour leur fuite, qu’ils étaient déjà très loin, quand on s’aperçut en Crète du dommage causé par leur fuite. Poussés par le hasard sur cette plage alors inhabitée, ils s’y arrêtèrent, et y jouirent en sûreté du fruit de leur rapt.

» Ils s’y livrèrent pendant dix jours à toute l’ardeur des plaisirs amoureux. Mais, comme il arrive souvent que la satiété amène l’ennui dans les cœurs juvéniles, ils furent tous d’accord pour vivre sans femmes et se débarrasser d’une telle charge. Il n’est pas en effet de fardeau plus lourd que d’avoir sur les bras une femme qui vous ennuie.

» Pour eux, qui étaient avides de gain et de rapines, et peu soucieux de faire de grosses dépenses, ils comprirent que pour subvenir à l’entretien de tant de concubines, il leur fallait autre chose que leurs arcs et leurs flèches. Aussi, abandonnant là les malheureuses, ils partirent en emportant leurs trésors, et se dirigèrent vers la Pouille, où j’ai entendu dire qu’ils bâtirent dans la suite la ville de Tarente, sur le bord de la mer.

» Les femmes, se voyant trahies par leurs amants en qui elles avaient la plus grande confiance, restèrent plusieurs jours dans un tel état d’abattement, qu’elles ressemblaient à des statues immobiles sur le rivage. Comprenant enfin que les cris et les larmes ne leur étaient d’aucun secours, elles commencèrent à songer comment elles sortiraient d’une si malheureuse situation.

» Au milieu d’avis fort divers, quelques-unes disaient qu’il fallait retourner en Crète, et se soumettre au jugement sévère de leurs pères et de leurs maris outragés, plutôt que de périr de misère et de faim sur ces bords déserts et dans ces bois sauvages. D’autres disaient que, plutôt que de faire cela, il vaudrait mieux se précipiter dans la mer;

» Et que ce serait un moindre mal d’errer par le monde en courtisanes, ou comme mendiantes et esclaves, que d’aller s’offrir elles-mêmes aux justes châtiments que méritait leur conduite coupable. C’est ainsi que les infortunées ne savaient à quoi se résoudre, trouvant toutes les résolutions aussi dures, aussi pénibles les unes que les autres. Enfin une d’elles, nommée Orontée, et qui tirait son origine de Minos, se leva.

» Elle était la plus jeune, la plus belle et la plus aimable de toutes celles qui avaient été amenées là. Elle avait aimé Phalante à qui elle s’était donnée pucelle, et pour lequel elle avait abandonné son père. Son visage et son accent révélaient l’indignation dont son cœur magnanime était enflammé. Repoussant les propositions de ses compagnes, elle fit prévaloir la sienne.

» Elle fut d’avis qu’il ne fallait pas quitter cette terre dont elles avaient reconnu la fécondité et la salubrité; qui était arrosée de fleuves aux eaux limpides, couverte de forêts épaisses, et dont la plus grande partie était en plaine. De plus, elle abondait en ports et en rades naturelles où les étrangers qui transportaient entre l’Afrique et l’Égypte les divers produits nécessaires à la vie, pouvaient trouver un asile sûr contre les mauvais temps.

» Il fallait, d’après elle, s’y fixer et tirer vengeance du sexe viril qui les avait si fort outragées. Elle proposa de mettre à sac, à feu et à sang tout navire que les vents contraindraient à relâcher dans leur port, et que pas un seul homme de l’équipage n’aurait la vie sauve. Ainsi fut proposée, ainsi fut acceptée et mise en usage cette loi inhumaine.

» Dès qu’elles sentaient approcher la tempête, les femmes couraient en armes sur le bord de la mer, conduites par l’implacable Orontée qui leur avait donné des lois et était devenue leur reine. Elles brûlaient et pillaient les navires poussés sur leurs rivages, ne laissant pas un homme vivant, qui pût en porter la nouvelle quelque part.

» Elles vécurent ainsi seules pendant quelques années, ennemies acharnées du sexe masculin. Mais elles finirent par s’apercevoir que, si elles ne changeaient pas de manière de procéder, elles prépareraient leur propre ruine. En effet, en ne se créant point une postérité, elles arriveraient infailliblement à voir dans peu de temps leur loi devenir inutile dans leur infécond royaume, alors qu’elles voulaient au contraire la rendre éternelle.