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Quand Angélique jugea qu’elle avait assez longtemps séjourné dans cet endroit, elle résolut de retourner dans l’Inde, au Cathay, et de placer la couronne de son beau royaume sur la tête de Médor. Elle portait au bras un bracelet d’or, orné de riches pierreries, que le comte Roland lui avait donné, en témoignage du bien qu’il lui voulait. Elle le possédait depuis longtemps.

Morgane le donna jadis à Ziliant [77], pendant qu’elle le retenait captif dans le lac. Celui-ci, après avoir été rendu à son père Monodant, grâce au bras et à la valeur de Roland, donna le bracelet au comte. Roland, qui était amoureux, consentit à passer à son bras le cercle d’or, dans l’intention de le donner à sa reine, dont je vous parle.

La dame l’avait conservé comme ce qu’elle avait de plus précieux, non par amour pour le paladin, mais parce qu’il était riche et d’un travail exquis. Elle réussit, je ne sais par quel artifice, à le garder lorsque, dans l’île des Pleurs, elle fut exposée nue en pâture à un monstre marin, par des gens inhospitaliers et cruels.

N’ayant pas d’autre récompense à offrir au bon pasteur et à sa femme, qui les avaient aidés avec un si grand zèle depuis le jour où ils étaient arrivés dans leur chaumière, elle ôta le bracelet de son bras et le leur donna; elle voulut qu’ils le gardassent en souvenir d’elle. Puis ils s’acheminèrent vers la chaîne de montagnes qui sépare la France de l’Espagne.

Ils pensaient s’arrêter quelques jours à Barcelone ou à Valence, jusqu’à ce qu’ils eussent trouvé un bon navire qui appareillât pour le Levant. En descendant le versant des Pyrénées, ils découvrirent la mer au delà de Girone, et, côtoyant le rivage à main gauche, ils se dirigèrent sur Barcelone par la route ordinaire.

Mais avant d’y arriver, ils rencontrèrent sur le sable du rivage un homme fou, dont le visage, la poitrine, les reins et tout le corps étaient tout souillés de boue et de fange, comme celui d’un porc. Cet homme se rua sur eux comme un dogue qui se jette sur un étranger, et vint détruire leur bonheur. Mais je retourne vous parler de Marphise.

Je veux vous parler de Marphise, d’Astolphe, d’Aquilant, de Griffon et des autres qui, la mort devant les yeux, sont livrés à la fureur de la mer dont ils ne peuvent se garantir. La fortune, de plus en plus arrogante, redouble ses menaces et ses colères, et bien qu’elle dure depuis trois jours, elle ne semble pas prête à s’apaiser.

L’onde ennemie et le vent toujours plus féroce ont brisé le gaillard d’arrière et la galerie. Le pilote fait couper et jeter à la mer les débris que l’ouragan laisse debout. L’un, dans sa cabine, se tient courbé sur la carte, cherchant, à la lumière d’une petite lanterne, le chemin à suivre; l’autre visite la cale avec une torche.

Celui-ci se tient à la poupe, celui-là à la proue, devant la clepsydre, et regarde, à chaque demi-heure, combien on a fait de chemin, et quelle direction l’on suit. Puis, tous les matelots sont réunis sur le pont du navire, où ils tiennent conseil sous la présidence du patron, et donnent chacun leur avis.

L’un dit: «Nous sommes arrivés sous Limisso, si j’en juge par les bas-fonds.» L’autre soutient qu’on est près des rocs aigus de Tripoli, où la mer brise la plupart des navires; un troisième s’écrie: «Nous courons nous perdre sur la côte de Satalie, objet d’effroi et de regrets pour plus d’un nocher.» Chacun parle selon son opinion; mais tous sont oppressés et tourmentés d’une même crainte.

Le troisième jour, le vent les secoue avec plus de violence, et la mer frémit encore plus furieuse; une lame brise et emporte le gouvernail; une autre enlève d’un même coup la barre et celui qui la tient. Il faudrait avoir le cœur de marbre et plus dur que l’acier, pour ne pas être effrayé à un tel moment. Marphise, qui jusque-là n’avait jamais connu la crainte, a avoué, depuis, que ce jour-là elle eut peur.

Tous font des vœux de pèlerinage au mont Sinaï, à Galice, à Chypre, à Rome, au Saint-Sépulcre, à la Vierge d’Utine et à d’autres lieux célèbres. Cependant le malheureux navire, à moitié fracassé, est soulevé jusqu’au ciel ou plongé au fond de la mer. Pour moins le fatiguer, le patron avait fait couper le mât d’artimon.

Les ballots, les caisses, et tous les objets les plus lourds, sont jetés par-dessus la proue et la poupe; les cabines, les magasins et les riches marchandises qu’ils renferment deviennent la proie des ondes. Les uns travaillent aux pompes, et cherchent à rejeter dans la mer l’eau qui remplit le navire; les autres réparent dans la cale les endroits où la mer a causé des avaries.

Au bout de quatre jours passés au milieu de ces fatigues et de ces angoisses, ils étaient au bout de leurs forces, et la mer en aurait eu complètement raison, pour peu que sa fureur eût continué. Mais la vue du feu Saint-Elme, qui vint se poser sur la corniche de la proue – car ils n’avaient plus ni mâts ni antennes – leur fit espérer une prochaine accalmie.

À la vue de la flamme éclatante, les navigateurs s’agenouillèrent tous, et les yeux humides de larmes, la voix tremblante, ils implorèrent une mer tranquille. La tempête cruelle, jusqu’alors si tenace, s’arrêta soudain; le mistral et l’aquilon laissèrent le navire en paix; et le vent du Sud-Ouest régna seul sur la mer.

Il sortait avec tant de force de sa noire caverne, et produisait sur la surface de la mer agitée un courant si rapide, qu’il entraînait le navire plus rapidement que le faucon emporté sur ses ailes. Le nocher craignait déjà de le voir poussé jusqu’à la fin du monde, ou rompu en mille pièces et submergé.

Mais il trouva bientôt le moyen d’y remédier. Il fit jeter des fascines le long de la poupe et lâcher les câbles, ce qui ralentit des deux tiers la vitesse du bâtiment. Cette manœuvre, ajoutée à l’heureux présage causé par la vue du feu Saint-Elme brillant à la proue, sauva le navire qui aurait probablement péri sans cela, et lui permit de regagner en toute sûreté la haute mer.

Ils arrivèrent enfin dans le golfe de Laias, sur la côte de Syrie, en face d’une grande cité. Ils étaient si près du rivage, qu’ils distinguaient les deux forteresses qui fermaient l’entrée du port. En reconnaissant la route qu’il suivait, le patron recommença à pâlir, car il ne voulait pas aborder à ce port, et ne pouvait reprendre la haute mer pour le fuir.

Il ne pouvait ni fuir ni reprendre la haute mer, ayant perdu ses mâts et ses antennes, et son pont, ainsi que ses maîtresses pièces, ayant été détruit, emporté ou abattu par les vagues. Aborder au port, c’était affronter la mort ou un perpétuel esclavage, tous ceux que leur erreur ou la mauvaise fortune y poussait y recevant la mort ou étant retenus prisonniers.

Rester plus longtemps sans prendre un parti offrait aussi un grand danger, car les habitants pouvaient à chaque instant sortir sur des barques armées et attaquer le navire, qui, loin de pouvoir se défendre, avait peine à se maintenir à flot. Pendant que le patron était indécis, le duc d’Angleterre lui demanda ce qui causait son hésitation, et pourquoi il n’avait pas encore abordé au port.

Le patron lui répond que ces rivages sont occupés par des femmes homicides, dont l’antique loi ordonne de tuer ou de retenir en esclavage quiconque y aborde. Celui-là seul peut échapper à cette double alternative, qui, après avoir vaincu dix chevaliers en champ clos, peut, la nuit suivante, livrer assaut dans le lit à dix donzelles.