Изменить стиль страницы

Ils vont aussi rapidement qu’ils peuvent sous la précieuse charge. Déjà le maître de la lumière chasse les étoiles du ciel et l’ombre de la terre, lorsque Zerbin, dont la haute valeur dédaigne le sommeil quand le devoir l’appelle, après avoir passé toute la nuit à poursuivre les Maures, revient au camp aux premiers rayons de l’aube.

Quelques chevaliers sont avec lui. De loin ils aperçoivent les deux compagnons, et tous se précipitent de leur côté, dans l’espoir d’y trouver une proie et du butin. «Frère – dit Cloridan – il faut jeter là notre fardeau et jouer des talons. Ce serait folie de sacrifier deux vivants pour sauver un mort.»

Et il se débarrasse de sa charge, pensant que Médor en fait de même. Mais ce dernier, plus attaché à son maître, le prend tout entier sur ses épaules. L’autre s’éloigne en toute hâte, comme s’il avait son ami à ses côtés ou derrière lui. S’il avait su qu’il l’abandonnait, il aurait bravé avec lui mille morts plutôt qu’une.

Les chevaliers, résolus à forcer les fugitifs à se rendre, ou à les immoler, se répandent de çà de là, et ferment promptement toutes les issues. Zerbin, leur capitaine, est le plus acharné à les poursuivre; car, en les voyant fuir tout tremblants, il est persuadé que ce sont deux soldats de l’armée ennemie.

À cette époque, il y avait là une antique forêt, dont les taillis épais et hérissés de ronces, étaient sillonnés par des sentiers étroits qui s’entre-croisaient comme un labyrinthe, et ne pouvaient servir qu’aux bêtes sauvages. Les deux païens espèrent qu’ils pourront se cacher dans ses fourrés. Mais que ceux qui prennent plaisir à mes chants, remettent à une autre fois pour entendre le reste.

Chant XIX

ARGUMENT. – Cloridan et Médor, surpris par les ennemis dans leur pieux office, sont, l’un tué, l’autre blessé mortellement. Survient Angélique; elle prend soin de Médor, le guérit et en devient amoureuse. – Marphise et ses compagnons font naufrage dans le golfe de Laias, près d’une ville gouvernée par les femmes; là ils apprennent une étrange coutume établie par ce gouvernement féminin. Marphise tue neuf guerriers et lutte jusqu’au soir contre le dixième.

Aucun mortel ne peut savoir de qui il est véritablement aimé, tant qu’il occupe le haut de la roue de la Fortune; car les vrais et les faux amis se tiennent à ses côtés, lui témoignant tous une même fidélité. Mais son heureux destin vient-il à se changer en adversité, la tourbe des adulateurs lève le pied, et celui-là seul qui aime de cœur, reste plus dévoué que jamais, et chérit son maître même après la mort.

Si, comme le visage, le cœur se montrait à découvert, tel qui est en faveur à la cour et opprime les autres, et tel qui est en disgrâce auprès de son prince, changeraient mutuellement de fortune. Celui qui est humble deviendrait soudain le plus grand, et le grand tomberait au rang des plus infimes. Mais revenons à Médor, si fidèle et si attaché à son maître avant et après la mort de ce dernier.

L’infortuné jouvenceau cherche à se réfugier au plus épais du bois; mais la lourde charge qui pèse sur ses épaules le force à rester dans les endroits les plus découverts. Il ne connaît pas le pays et les chemins détournés, et s’embarrasse dans les épines et les ronces. Son compagnon, les épaules allégées de leur fardeau, est déjà loin de lui en sûreté.

Cloridan a gagné un endroit où il n’entend plus le bruit et la rumeur produits par ceux qui le poursuivent. Mais quand il s’aperçoit que Médor n’est pas avec lui, il lui semble qu’il a laissé en arrière son propre cœur. «Ah! – disait-il – comment ai-je été assez indifférent, assez oublieux de moi-même, pour m’échapper sans toi, Médor, et sans savoir où et dans quel moment je t’ai laissé!»

Ainsi disant, il s’enfonce de nouveau dans le chemin sinueux de l’inextricable forêt. Il retourne à l’endroit d’où il est venu, et marche au-devant de la mort. Il entend les hennissements des chevaux et la voix menaçante de l’ennemi; il reconnaît les cris de son cher Médor, et le voit seul, à pied, au milieu de nombreux cavaliers.

Une centaine de cavaliers l’entourent. Zerbin commande et crie qu’on le fasse prisonnier. L’infortuné tourne comme la roue d’un tourneur, et se défend de son mieux, s’abritant tantôt derrière un chêne, tantôt derrière un orme, un hêtre, ou un frêne, et sans jamais abandonner son cher fardeau. Enfin, ne pouvant plus le sauver, il le dépose sur l’herbe et combat tout autour.

Telle l’ourse, assaillie dans sa tanière rocheuse par les chasseurs des Alpes, se tient près de ses petits, incertaine de ce qu’elle doit faire, et frémit tout à la fois de tendresse et de rage. La colère et son instinct féroce la poussent à jouer des griffes et à s’abreuver de sang; mais l’amour maternel tempère sa fureur, et la retient auprès de ses oursons.

Cloridan, qui ne sait comment venir en aide à Médor, veut mourir avec lui; mais avant de mourir il songe à faire plus d’une victime. Il pose sur son arc une de ses flèches les plus acérées, et, de l’endroit où il est caché, il ajuste si bien, qu’il transperce la cervelle d’un Écossais. Celui-ci tombe de selle, sans vie.

Tous les autres se tournent du côté d’où est venu le trait homicide. Pendant ce temps, le Sarrasin envoie une autre flèche qui couche, près du premier, un second cavalier. Celui-ci s’était penché vivement pour demander à son compagnon tombé s’il savait qui avait tiré, quand la flèche arrive, lui traverse la gorge et lui coupe la parole.

À cette vue, Zerbin, leur capitaine, ne peut plus se contenir. Plein de colère et de fureur, il court à Médor, criant: «C’est toi qui le paieras.» Il plonge sa main dans sa chevelure d’or et l’attire violemment à lui. Mais à peine a-t-il jeté les yeux sur ce charmant visage, qu’il est pris de pitié et ne se sent pas le courage de le tuer.

Le jouvenceau a recours aux prières; il dit: «Chevalier, au nom de ton Dieu, ne sois pas assez cruel pour m’empêcher d’ensevelir le corps de mon roi. Ne pense pas que je réclame autre chose de ta pitié, et que je tienne à la vie. Je ne désire la conserver qu’autant qu’elle me permettra de donner la sépulture à mon maître.

» Tu pourras, après, si tu es aussi cruel que Créon le Thébain, donner mes membres en pâture aux bêtes et aux oiseaux de proie; mais laisse-moi d’abord ensevelir le fils d’Almonte.» Ainsi disait Médor, avec des gestes, avec un son de voix capables d’attendrir une montagne. Zerbin en était déjà si touché, qu’il se sent ému de tendresse et de pitié.

En ce moment, un chevalier brutal, sans respect pour son prince, transperce d’un coup de lance la poitrine sans défense du malheureux suppliant. Cet acte barbare et déloyal irrite d’autant plus Zerbin qu’il voit le jeune homme tomber sous le coup, pâle et évanoui, et le considère comme mort.

Indigné et chagrin tout à la fois, il dit: «Tu ne resteras pas sans vengeance.» Et plein de courroux, il se retourne vers le chevalier qui a commis le meurtre; mais celui-ci prenant l’avance, se dérobe à sa colère et s’enfuit. Cloridan, voyant Médor par terre, s’élance hors du bois et se montre à découvert.

Il jette son arc, et se précipite plein de rage, l’épée à la main, au milieu des ennemis, plutôt pour mourir que dans la pensée de tirer une vengeance qui le satisfasse. Bientôt, sous les coups de tant d’épées, son sang rougit le sable, et se sentant près d’expirer, il se laisse tomber à côté de son cher Médor.