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À la vue des orgueilleux insignes gravés sur les armes du fils d’Almonte, Renaud estime qu’il a à faire à un vaillant et brave guerrier, puisqu’il ne craint pas de prendre les mêmes insignes que le comte. Il approche, et voyant Dardinel entouré d’une montagne de cadavres, cela lui semble encore plus vrai. «Mieux vaut – s’écrie-t-il – arracher le mal dans son germe, que de le laisser devenir plus grand.»

Partout où se montre le paladin, chacun s’écarte et lui livre une large voie. Les fidèles se tiennent à l’écart, aussi bien que les Sarrasins, tellement la fameuse épée sait se faire respecter. Renaud ne voit plus devant lui que le malheureux Dardinel, et pousse droit à lui. Il lui crie: «Enfant, celui qui t’a légué cet écu, t’a fait un présent dangereux.

» Je viens à toi pour voir, si tu oses toutefois m’attendre, comment tu sauras défendre les quatre quartiers rouges et blancs, car si tu ne peux pas les défendre aujourd’hui contre moi, tu le pourras encore moins contre Roland.» Dardinel lui répond: «Apprends que si je porte cet écu, je sais aussi le défendre, et que les couleurs blanches et rouges, que je tiens de mon père, peuvent m’acquérir plus de gloire que m’attirer de dangers.

» Parce que je suis jeune, ne crois pas que tu me feras reculer, ou que je te céderai mon écu. Tu m’enlèveras la vie, si tu veux me prendre mes armes. Mais j’espère, avec l’aide de Dieu, que c’est le contraire qui arrivera. Quoi qu’il advienne, personne ne pourra dire que j’aie jamais forligné ma race.» Ce disant, il fond, l’épée à la main, sur le chevalier de Montauban.

Un frisson de terreur glace le sang des Africains jusqu’au fond du cœur, quand ils voient Renaud, plein de rage, se précipiter à la rencontre de leur prince, comme un lion qui a aperçu dans la prairie un jeune taureau encore insensible à l’amour. C’est le Sarrasin qui porte le premier coup, mais il frappe en vain sur le casque de Mambrin.

Renaud sourit et dit: «Je veux te faire voir que je sais mieux que toi trouver le point vulnérable.» Il donne de l’éperon tout en retenant la bride à son destrier, et assène à son adversaire un tel coup de pointe en pleine poitrine, que l’épée reparaît derrière les reins. Il la retire, et l’âme s’échappe avec le sang. Le corps tombe de selle, froid et exsangue.

Comme la fleur pourprée qui languit et meurt quand la charrue l’a coupée sur son passage, ou comme le pavot des jardins, qui, surchargé de rosée, penche la tête, ainsi, la face décolorée, Dardinel tombe et perd la vie. Il meurt, et avec lui s’éteignent l’ardeur et le courage de tous les siens.

De même que les eaux, un instant contenues par l’art de l’homme, lorsqu’elles viennent à rompre leur digue, tombent et se répandent de toutes parts avec un grand fracas, ainsi les Africains, qui ont tenu bon tout le temps que Dardinel leur a inspiré du courage, s’en vont débandés de côté et d’autre, maintenant qu’ils l’ont vu désarçonné et mort.

Renaud laisse échapper ceux qui veulent fuir, ne s’occupant que de ceux qui essayent de résister. Partout où passe Ariodant, qui suit de près Renaud, tout tombe. Lionel et Zerbin renversent tout autour d’eux, et font de grandes prouesses. Quant à Charles, il fait son devoir, ainsi qu’Olivier, Turpin, Guy, Salamon et Ogier.

Dans cette journée les Maures furent en si grand péril, que pas un seul ne faillit retourner en Paganie. Mais le sage roi d’Espagne se hâte de les rallier, et se retire avec ce qui lui reste sous la main. Il préfère accepter sa défaite et se retirer en sauvant une partie de son armée, que risquer de tout perdre en essayant de tenir encore.

Il dirige les enseignes vers ses logements qui sont entourés de remparts et de fossés, suivi de Stardilan, du roi d’Andalousie et des Portugais, réunis en forte colonne. Il envoie dire au roi de Barbarie de se retirer du mieux qu’il pourra, et que, s’il peut en ce jour sauver sa personne et son camp, il n’aura pas fait peu de chose.

Le roi qui se trouvait fort embarrassé lui-même et qui n’espérait plus revoir jamais Biserte, la fortune ne s’étant jamais montrée si cruelle et si brutale envers lui, se réjouit d’apprendre que Marsile a réussi à mettre en sûreté une partie de son armée. Il commence à opérer sa retraite, fait reculer les bannières et sonner le rassemblement.

Mais la plupart de ses gens, en pleine déroute, n’écoutent ni les trompettes, ni les tambours. Leur affolement, leur lâcheté sont tels, qu’on en vit bon nombre se noyer dans la Seine. Le roi Agramant veut les rallier; il a avec lui Sobrin, et tous deux vont courant de côté et d’autre, et s’efforcent, avec l’aide des chefs, de regagner le camp en bon ordre.

Mais pas plus le roi que Sobrin, ni qu’aucun chef, ne peut parvenir, soit par prières, soit par menaces, soit par force, à en rallier seulement le tiers, bien loin de pouvoir les ramener tous là où s’en vont les enseignes mal suivies. Pour un qui reste, non sans courir de grands dangers, deux sont morts ou en fuite; les uns sont blessés en pleine poitrine, les autres dans le dos; tous sont accablés de fatigue.

En proie à la terreur, ils se laissent chasser jusqu’aux portes de leur camp fortifié, qui n’aurait même pas pu les protéger suffisamment – car Charles savait saisir l’occasion par les cheveux quand elle se présentait à lui – si la nuit n’était venue. La nuit, pleine de ténèbres et qui apaise toute chose, arrête la poursuite.

Elle avait peut-être été avancée par l’Éternel qui eut pitié de sa créature. Le sang ruisselait par la campagne, et courait comme un grand fleuve, inondant les routes. On compta quatre-vingt-dix mille combattants passés en ce jour au fil de l’épée. Les villageois et les loups, sortis de leurs repaires, vinrent les dépouiller et les dévorer pendant la nuit.

Charles ne rentre pas dans la ville; il campe en dehors, à côté de l’ennemi, dont il fait entourer le camp de feux gigantesques, comme s’il voulait l’assiéger. Les païens s’empressent de creuser la terre et d’élever des remparts et des bastions. Leurs gardes veillent, et ne quittent pas leurs armes de toute la nuit.

Toute la nuit, dans les logements des Sarrasins peu rassurés, ce ne sont que pleurs, gémissements, lamentations; mais on les étouffe le plus que l’on peut. Les uns pleurent leurs amis, leurs parents morts et abandonnés sur le champ de bataille; les autres gémissent sur leurs propres blessures et sur leur situation. Mais tous redoutent un avenir plus terrible.

Deux Maures, d’une obscure origine et nés à Ptolémaïs, donnèrent en ces circonstances un exemple de dévouement rare et digne d’être enregistré par l’Histoire. Ils se nommaient Cloridan et Médor. Dans la bonne comme dans la mauvaise fortune, ils avaient fidèlement servi Dardinel, et étaient passés en France avec lui.

Cloridan, chasseur depuis son enfance, était robuste et agile. Médor avait sur la joue les couleurs blanches et vermeilles, la grâce du jeune âge. Parmi tous ses compagnons, nul n’avait le visage plus agréable et plus beau. Avec ses yeux noirs et sa chevelure d’or crespelée, il ressemblait à un des anges du chœur céleste.

Tous les deux se trouvaient sur les remparts, avec beaucoup d’autres, chargés de veiller sur le camp, à l’heure où la nuit jette sur le ciel ses regards somnolents. Médor ne peut chasser de sa pensée le souvenir de son maître Dardinel, du fils d’Almonte, et ne peut s’empêcher de se plaindre qu’il soit resté étendu sans sépulture dans les champs.