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Convaincu que Griffon le Blanc doit gagner le prix de cette seconde joute, comme il a gagné celui de la première, et que l’honneur des deux journées lui reviendra, voulant profiter de cette occasion pour lui offrir une récompense à la hauteur de son mérite, Norandin a fait ajouter aux armes formant le prix du premier tournoi, une épée, une masse et un destrier magnifique.

Les armes qui, dans la précédente joute, devaient échoir à Griffon, vainqueur de tous ses adversaires, et que Martan avait usurpées en se faisant passer pour Griffon, avaient été suspendues, par ordre du roi, devant son estrade, avec l’épée richement ornée. La masse pendait à l’arçon du destrier. Tout cela devait être donné en prix à Griffon.

Mais ses intentions ne furent pas remplies, grâce à la magnanime guerrière qui venait d’arriver sur la place avec Astolphe et le brave Sansonnet. Celle-ci, apercevant les armes dont je viens de vous parler, les reconnut aussitôt. Elle les avait en effet possédées jadis, et elle en faisait grand cas, comme d’une chose excellente et rare.

Cependant elle les avait un jour laissées sur la route, parce qu’elles l’empêchaient de courir après Brunel, ce larron digne de la corde, qui lui avait ravi sa bonne épée. Je ne crois pas avoir besoin de vous conter autrement cette histoire, et je me tais là-dessus; qu’il vous suffise de savoir que Marphise venait de retrouver là ses armes.

Sachez aussi qu’une fois qu’elle les eut reconnues à des marques non douteuses, elle ne les aurait pas laissées un jour de plus sans les reprendre. Elle ne se préoccupe pas de chercher quel est le meilleur moyen de les ravoir; mais elle s’en approche brusquement, étend la main, et sans plus de considération s’en empare.

La violence avec laquelle elle les a saisies en fait tomber une partie à terre, l’autre lui reste à la main. Le roi, qui se tient pour vivement offensé, lève un regard plein de courroux, et le peuple saisit les lances et les épées pour venger une injure qu’il ne saurait supporter, sans se rappeler ce qu’il lui en a coûté, quelques jours auparavant, de chercher querelle aux chevaliers errants.

L’enfant, à la saison nouvelle, ne court pas avec plus de plaisir parmi les fleurs vermeilles d’azur et d’or; une dame, brillante de parure, ne se plaît pas mieux au son des instruments invitant à la danse, que Marphise n’éprouve de plaisir et d’assurance au milieu du fracas des armes et des chevaux, des lances et des épées aux pointes aiguës, prêtes à répandre le sang et la mort.

Elle pousse son cheval, et fond, impétueuse, la lance basse, sur la foule insensée. Elle transperce l’un à la gorge, l’autre en pleine poitrine; elle jette à terre, au premier choc, tantôt celui-ci, tantôt celui-là. Puis elle frappe avec son épée sur tous à la fois, et tranche les têtes, perce les flancs, coupe les bras ou les mains.

L’ardent Astolphe et le vaillant Sansonnet, qui sont revêtus comme elle de leur cuirasse et de leur cotte de mailles, bien qu’ils ne soient pas venus pour une semblable besogne, voyant la bataille engagée, abaissent la visière de leur casque, et se précipitent la lance en arrêt sur cette canaille. Puis, taillant de droite et de gauche avec leurs épées tranchantes, ils s’ouvrent un chemin.

Les chevaliers de nations diverses, qui sont venus pour prendre part à des joutes, voient avec stupéfaction les armes employées à satisfaire une telle fureur, et les jeux auxquels ils croyaient assister se changer en luttes sanglantes – ils ignoraient le motif de la colère du peuple et l’injure grossière faite au roi – et restent indécis et stupéfaits.

Quelques-uns, ayant voulu venir en aide à la foule, ne tardent pas à s’en repentir; d’autres, qui se soucient peu de ce qui peut arriver à une ville où ils sont étrangers, se préparent à partir. Les plus sages tiennent leurs chevaux en bride, et attendent l’issue du combat. Griffon et Aquilant sont au nombre de ceux qui s’élancent pour venger l’injure faite aux armes du roi.

Tous deux avaient vu le roi, dont les yeux étaient injectés de sang et ivres de colère. Ils avaient appris, par ceux qui les entouraient, le motif de la querelle, et Griffon avait compris que l’injure ne s’adressait pas moins à lui qu’au roi Norandin. Son frère et lui s’étaient fait apporter en toute hâte leurs lances, et ils accouraient, furieux, à la vengeance.

D’un autre côté s’en venait Astolphe, devançant tous les autres, et éperonnant Rabican. Il tenait en main la lance d’or enchantée qui abattait sous le choc les plus fiers jouteurs. Il en frappe le premier Griffon qu’il jette à terre, puis il va à la rencontre d’Aquilant. À peine a-t-il touché le bord de son écu, qu’il le renverse dans la poussière.

Les chevaliers les plus renommés et les plus vaillants vident la selle sous la lance de Sansonnet; le peuple cède enfin la place, et le roi enrage de colère et de dépit. Pendant ce temps, Marphise, voyant tous ses adversaires en fuite, se retire tranquillement vers son logis, emportant l’ancienne et la nouvelle cuirasse, ainsi que l’un et l’autre casque.

Astolphe et Sansonnet s’empressent de la suivre, et s’en reviennent avec elle vers la porte qui conduit à l’hôtellerie où ils se sont arrêtés. Devant eux tous s’écartent. Aquilant et Griffon, tout dolents de s’être vus renversés au premier choc, tiennent la tête basse par grande vergogne, et n’osent se présenter devant Norandin.

Dès qu’ils ont rattrapé leurs chevaux et qu’ils sont remontés en selle, ils courent en toute hâte derrière leurs ennemis. Le roi les suit avec un grand nombre de ses vassaux, tous prêts à mourir ou à le venger. La foule insensée crie: «Sus, sus!» mais elle se tient éloignée et attend les nouvelles. Griffon arrive au moment où les trois compagnons, s’étant emparés du pont, font volte-face.

À peine arrivé, il reconnaît Astolphe qui porte les mêmes devises, et qui a le même cheval et les mêmes armes que le jour où il occit Orrile l’enchanteur. Il n’avait pu le faire dans la lice, au moment où l’on s’apprêtait à jouter. Dès qu’il l’a reconnu, il le salue et lui demande quels sont ses compagnons;

Et pourquoi ils ont jeté à terre les armes du tournoi, et montré ainsi si peu de respect pour le roi. Le duc d’Angleterre fait connaître ses compagnons à Griffon. Quant aux armes qui ont été la cause du conflit, il lui dit qu’il ne sait pas grand’chose à ce sujet, mais qu’étant venus avec Marphise, Sansonnet et lui ont voulu lui prêter secours.

Pendant que Griffon est avec le paladin, Aquilant s’approche, reconnaît ce dernier dès qu’il l’entend parler avec son frère, et toute sa colère tombe. Les gens de Norandin arrivent aussi en foule, mais ils ne se hasardent pas trop à approcher, et voyant les pourparlers, ils se tiennent cois, attentifs à ce qui va se passer.

L’un d’eux, apprenant que c’est là Marphise, dont la renommée est si grande par le monde, tourne bride et court prévenir Norandin que s’il ne veut pas perdre en ce jour tous les chevaliers qui forment sa cour, il fera bien, avant qu’ils soient tous occis, de les arracher des mains de Tisiphone et de la mort, car c’est vraiment Marphise qui lui a enlevé l’armure sur la place du tournoi.

Norandin, à ce nom redouté dans tout le Levant, et qui faisait dresser les cheveux des plus braves même à distance, reconnaît qu’il en adviendra ainsi qu’on vient de le lui dire, s’il n’y met ordre. Il rappelle en conséquence autour de lui tous les siens, dont la colère s’est déjà changée en terreur.