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Ce que je te dis, je le dis aussi à l’Allemand ton voisin. En Turquie sont les richesses que Constantin transporta de Rome. Il y porta ce qu’il y avait de meilleur, et il lui fit don du reste. Le Pactole et l’Hermus, d’où l’on extrait l’or fin, la Migdonie, la Lydie et tout ce riche pays que tant d’historiens ont rendu célèbre, ne sont pas trop éloignés pour que vous ne puissiez y aller, si cela vous plaît.

Et toi, grand Léon, sur lequel pèse le poids lourd des clefs du ciel, ne laisse pas l’Italie se plonger ainsi dans le sommeil, puisque tu as la main dans ses cheveux. Tu es le Pasteur, et Dieu t’a donné la houlette à porter; il t’a nommé d’un nom redoutable, afin que tu rugisses, et que tu étendes les bras pour défendre le troupeau des loups.

Mais, d’une pensée à une autre, comment me suis-je laissé entraîner si loin du chemin que je suivais? Je ne crois cependant pas m’en être tellement écarté que je ne sache le retrouver encore. Je disais donc qu’en Syrie on avait l’habitude de s’armer comme les Français de cette époque; de sorte que la place de Damas resplendissait de chevaliers portant casques et cuirasses.

Du haut de leurs balcons, les belles dames jettent sur les jouteurs des fleurs jaunes et vermeilles, pendant que ceux-ci, au son des trompettes, font tourner et caracoler leurs chevaux. Chacun, qu’il monte bien ou mal, tient à se faire voir, et donne de l’éperon. Les uns sont applaudis, les autres prêtent à rire et se font huer par derrière.

Le prix de la joute consistait en une armure qui avait été donnée au roi quelques jours auparavant, et qu’un marchand revenant d’Arménie avait trouvée par hasard sur la route. Le roi avait ajouté à ces armes, une soubreveste d’un fort beau tissu et ornée de tant de perles, de pierreries et d’or, qu’elle valait plusieurs trésors à elle seule.

Si le roi avait connu la valeur de l’armure qu’il avait entre les mains, il l’aurait estimée bien au-dessus de toutes les autres, et ne l’aurait pas offerte comme prix de la joute, quelque libéral, quelque généreux qu’il fût. Il serait trop long de vous dire ici par qui elle avait été si dédaigneusement laissée au milieu de la route, à la merci du premier passant.

Je vous raconterai cela plus loin; j’aime mieux vous parler maintenant de Griffon. À son arrivée, plus d’une lance avait déjà été rompue, plus d’un coup de pointe ou de taille avait été donné. Huit des plus chers et des plus fidèles amis du roi avaient formé une association. C’étaient tous de jeunes seigneurs fort habiles sous les armes, et de familles illustres.

Ils devaient, pendant tout un jour, tenir en champ clos contre tous ceux qui se présenteraient, d’abord avec une lance, puis avec l’épée et la masse, jusqu’à ce qu’il plût au roi de faire cesser le jeu. Il arrivait bien parfois que les cuirasses étaient traversées dans ces jeux, où l’on se battait avec autant d’ardeur que s’il se fût agi d’ennemis mortels. Il est vrai que le roi pouvait séparer les combattants quand il voulait.

Le chevalier d’Antioche, homme sans jugement – le couard se nommait Martan – comme s’il eût, au contact de Griffon, acquis la force de ce dernier, entre avec audace dans la lice; puis, se retirant dans un coin, il attend la fin d’une belle joute engagée entre deux chevaliers.

Le sire de Séleucie, un des huit qui devaient soutenir la lutte, combattait en ce moment contre Ombrun. Il le frappe au beau milieu du visage d’un tel coup de pointe, qu’il l’étend mort. Ce fut pour tous grand’pitié, car on le tenait pour bon chevalier. Non seulement on l’estimait pour son courage, mais on n’en aurait pas trouvé de plus courtois dans tout le pays.

Ce voyant, Martan eut peur qu’il ne lui arrivât pareil sort. Revenant à sa nature première, il commença à songer comment il pourrait fuir. Griffon, qui se tenait près de lui et en prenait soin, le pousse, après l’avoir encouragé par ses paroles et ses gestes, contre un gentil guerrier qui s’était avancé dans l’arène; comme le chien qu’on pousse contre le loup,

Et qui s’approche derrière lui à dix ou vingt pas, puis s’arrête et regarde, en aboyant, son adversaire qui fait grincer ses dents menaçantes, et dont un horrible feu embrase les yeux: ainsi le lâche Martan, en présence de tous ces princes et de cette vaillante noblesse, évite la rencontre, et fait volte-face à droite.

Il eût pu en rejeter la faute sur son cheval qui aurait porté tout le poids de l’excuse; mais à la façon dont il se servit de son épée, Démosthènes lui-même aurait renoncé à le défendre. Il semble qu’il est armé de carton et non de fer, tellement il craint d’être blessé par le moindre coup. Enfin il prend la fuite, troublant l’ordre de la fête, au milieu des éclats de rire de la foule.

Les applaudissements ironiques, les huées de la populace s’élèvent derrière lui. Comme le loup pourchassé, Martan se réfugie en toute hâte dans son logement. Griffon est resté dans la lice. Il lui semble que la honte de son compagnon rejaillit sur lui et le souille. Il voudrait être au milieu des flammes, plutôt que de se trouver en un lieu semblable.

Le feu de la colère, qui lui embrase le cœur, envahit son visage, comme si toute cette honte était sienne. Il voit que le peuple s’attend à ce que ses actes porteront la même marque que ceux de son compagnon. Il faut donc que son courage apparaisse plus clair que la flamme d’une lampe, car s’il bronche d’un pouce, d’un doigt, on dira, sous l’influence de la mauvaise impression, qu’il a reculé de six brasses.

Déjà Griffon, qui avait peu l’habitude d’hésiter sous les armes, tenait sa lance appuyée sur la cuisse. Il pousse son cheval à toute bride, et après un léger temps de galop il abaisse la lance et en porte un coup formidable au baron de Sidonie, qui roule à terre. Chacun se lève étonné, car on s’attendait à un résultat tout contraire.

Griffon retourne à la charge avec la même lance, qui était restée intacte; il la brise en trois morceaux sur l’écu du sire de Laodicée. Celui-ci semble trois ou quatre fois près de tomber et reste un instant renversé sur la croupe de son cheval; à la fin pourtant il se relève, saisit son épée, fait retourner son destrier et se précipite sur Griffon.

Griffon, qui le voit en selle, et qui s’étonne qu’un si rude choc ne l’ait pas jeté à terre, se dit à part soi: «Ce que la lance n’a pu faire, en cinq ou six coups, l’épée le fera.» Et il lui assène soudain sur la tempe un coup si droit qu’il semble tomber du ciel, un autre coup le suit, puis un troisième, et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’il l’ait étourdi et mis à terre.

Il y avait là deux frères d’Apamée, Tyrsis et Corimbe, habitués à vaincre dans les joutes. Tous deux tombent sous la main du fils d’Olivier. L’un vide les arçons au premier choc; avec l’autre, il faut employer l’épée. Déjà, d’un commun jugement, on tient pour certain que Griffon remportera le prix du tournoi.

Dans la lice était entré Salinterne, grand écuyer et maréchal du roi. Il avait le gouvernement de tout le royaume. C’était un guerrier à la main redoutable. Indigné de voir qu’un chevalier étranger allait remporter le prix, il prend une lance et défie Griffon par ses cris et ses menaces.

Celui-ci lui répond par un coup d’une lance qu’il avait choisie entre dix. De crainte de frapper à faux, il vise au beau milieu de l’écu, qu’il traverse de part en part, ainsi que la cuirasse et la poitrine. Le fer cruel passe entre deux côtes, et ressort d’une palme hors du dos. Le coup fut applaudi de tous, excepté du roi, car chacun haïssait Salinterne, à cause de son avarice.