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» Là, nous attendons qu’étendu à l’ombre d’un épais feuillage, l’Ogre au nez subtil soit endormi. Alors nous courons, les uns le long de la mer, les autres vers la montagne. Seul Norandin refuse de nous suivre. Il veut retourner avec le troupeau dans la grotte, pour n’en sortir qu’après avoir délivré sa fidèle compagne, ou pour y mourir.

» Quand, au sortir de la caverne, il avait vu Lucine rester seule captive, il fut sur le point, dans sa douleur, de se jeter volontairement dans la gueule de l’Ogre. Il se précipita et courut presque jusque sous son museau, et peu s’en fallut qu’il ne fût broyé par cette meule. Mais l’espérance de tirer encore Lucine de prison le retint au milieu du troupeau.

» Le soir, quand l’Ogre ramena son bétail à la caverne, et qu’il sentit que nous nous étions enfuis, et qu’ainsi il se trouvait privé de sa nourriture, il accusa Lucine d’avoir tout fait et la condamna à être enchaînée à jamais sur une roche nue et élevée. Le roi la voit souffrir à cause de lui; il se désespère, et ne peut mourir.

» Matin et soir, le malheureux amant peut la voir s’affliger et se plaindre. Mêlé aux chèvres, il va de la grotte à la campagne. Lucine, d’une voix triste et suppliante, le conjure au nom de Dieu de ne pas rester plus longtemps, car il risque sa vie, sans pouvoir lui être d’aucun secours.

» De son côté, la femme de l’Ogre prie le roi de s’en aller; mais il ne l’écoute pas, il refuse plus que jamais de partir sans Lucine, et s’obstine de plus en plus dans son projet. Il resta dans cette servitude, où le retenaient l’amour et le dévouement, jusqu’à ce que le fils d’Agrican et le roi Gradasse vinrent aborder près du rocher.

» Ils déployèrent tant d’audace, qu’ils réussirent à délivrer la belle Lucine, bien que la tentative fût plus aventureuse que prudente. Puis ils coururent la porter à son père, qui les avait suivis et auquel ils la remirent. Ceci se passa le matin, pendant que Norandin était avec le troupeau dans la caverne, livré à ses tristes pensées.

» Le jour venu, et la porte ayant été ouverte, le roi apprit, – et ce fut la femme de l’Ogre qui le lui raconta, – que sa dame était partie, et comment elle avait été délivrée. Il en rendit grâces à Dieu et jura, puisqu’elle avait échappé à un si misérable sort, de la rejoindre partout où elle serait cachée, à l’aide de son épée, de ses prières ou de ses trésors.

» Plein de joie, il se mêle au troupeau et gagne les verdoyants pâturages. Là, il attend que le monstre se soit allongé sur l’herbe pour dormir à l’ombre; puis il marche tout le jour et toute la nuit. Sûr enfin que l’Ogre ne peut l’atteindre, il monte à Satalie sur un navire, et arrive en Syrie, il y a maintenant trois mois.

» À Rhodes, à Chypre, par les cités et les châteaux de l’Afrique, de l’Égypte et de la Turquie, le roi fit chercher la belle Lucine. Jusqu’à avant-hier, il n’avait pu retrouver ses traces. Enfin, avant-hier, il reçut de son beau-père la nouvelle que Lucine était arrivée saine et sauve auprès de lui à Nicosie, après avoir lutté contre de nombreux vents contraires.

» C’est en réjouissance de cette bonne nouvelle que notre roi a institué cette belle fête. Il a voulu que toutes les quatre lunes il s’en donnât une semblable, pour rappeler le souvenir des quatre mois qu’il a passés sous des vêtements de peau, au milieu du troupeau de l’Ogre, et pour célébrer l’anniversaire du jour, – et ce sera demain, – où il s’échappa d’un si grand danger.

» Ce que je viens de vous raconter, je l’ai vu en partie, et j’ai entendu raconter le reste par quelqu’un qui avait été témoin de tout, je veux dire par le roi lui-même, qui était resté prisonnier pendant les calendes et les ides, jusqu’à ce qu’il réussît à sortir heureusement de cette lutte. Et si vous en entendez jamais donner une autre version, vous direz à celui qui l’aura faite qu’il est mal instruit.» C’est ainsi que le gentilhomme apprit à Griffon la cause mémorable de la fête.

Les chevaliers passèrent une grande partie de la nuit à discourir sur ce sujet, et conclurent que le roi avait montré un grand amour, un beau dévouement et une grande habileté. Puis, après s’être levés de table, ils se retirèrent dans de beaux et bons appartements. Le lendemain matin, au jour serein et clair, ils furent réveillés au bruit de l’allégresse générale.

Les tambours et les trompettes parcourent la ville, appelant les habitants sur la grande place. Dès qu’ils entendent les rues retentir du bruit des chars et des hennissements des chevaux, Griffon endosse ses armes blanches. On en trouverait rarement de pareilles; la blanche fée les avait trempées de sa propre main, et les avait rendues impénétrables et enchantées.

Le chevalier d’Antioche, plus que tout autre vil, s’arme aussi, et lui tient compagnie. Leur hôte prévenant leur avait fait préparer des lances solides et fortes, grosses comme des antennes. Lui-même les accompagne sur la place, escorté de nombreux parents et après avoir mis à leur service des écuyers à cheval et à pied.

Ils arrivèrent sur la place et se tinrent à l’écart, ne voulant point parader dans la lice, mais examiner de leur mieux les beaux enfants de Mars qui arrivaient seuls, ou par groupes de deux ou de trois. Ils portaient des couleurs joyeuses ou tristes, pour indiquer à leur dame l’état de leur cœur; la façon dont ils portaient leur cimier, ou dont ils avaient fait peindre leur écu, indiquait si l’amour leur était doux ou cruel.

À cette époque, les Syriens avaient coutume de s’armer comme les chevaliers du Ponant. Ils avaient pris probablement cette habitude au voisinage continuel des Français, qui possédaient alors la terre sainte où s’incarna le Dieu tout-puissant, et qu’aujourd’hui les chrétiens, orgueilleux et misérables, laissent, à leur honte, aux mains des chiens d’infidèles.

Alors qu’ils devraient abaisser la lance pour la défense de la sainte Foi, ils la tournent contre leur propre poitrine et détruisent le peu qui reste de ceux qui croient. Ô vous, gens d’Espagne, vous, gens de France, et vous, Suisses, Allemands, dirigez ailleurs vos pas. Vous avez de plus justes conquêtes à faire, car tous les pays que vous dévastez par ici appartiennent depuis longtemps au Christ.

Si vous voulez qu’on vous prenne pour des chrétiens, ô vous tous qui vous proclamez catholiques, pourquoi tuez-vous des hommes soumis au Christ? Pourquoi les dépouillez-vous de leurs biens? Pourquoi ne reprenez-vous pas Jérusalem qui vous a été enlevée par des renégats? Pourquoi laissez-vous Constantinople et la plus belle partie de l’univers occupées par le Turc immonde?

N’as-tu pas, ô Espagne, l’Afrique pour voisine, et ne t’a-t-elle pas fait subir plus de maux que l’Italie? Cependant, pour dévaster notre malheureux pays, tu renonces à ce qui devrait être pour toi la première et la plus belle des entreprises! Et toi, Italie, sentine infecte de tous les vices, tu dors ivre, et tu ne rougis pas de te voir devenue l’esclave tantôt d’une nation, tantôt d’une autre, qui toutes te furent asservies.

Si la crainte de mourir de faim dans tes tanières, ô Suisse, t’amène en Lombardie, et te fait chercher parmi nous quelqu’un qui te donne du pain ou qui te délivre de ta misère en te menant à la mort, sache que les Turcs et leurs immenses richesses ne sont pas loin. Chasse-les d’Europe, ou déloge-les tout au moins de la Grèce: ainsi tu pourras te rasseoir, ou tomber avec plus de gloire.