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Deux fleuves aux eaux de cristal traversent la ville, arrosant de leurs canaux multipliés un nombre infini de jardins toujours pleins de fleurs et de verdure. On prétend aussi que les eaux de senteur y sont assez abondantes pour faire tourner des moulins, et que celui qui se promène dans les rues sent l’odeur des parfums s’échapper de toutes les maisons.

La rue principale est entièrement recouverte de tapis aux couleurs variées et éclatantes; le pavé est jonché d’herbes odoriférantes, et les murs des maisons disparaissent sous un vert feuillage. Chaque porte, chaque fenêtre est ornée de fines draperies, mais plus encore de belles dames aux robes somptueuses et chargées de pierreries.

Dans l’intérieur des portes, le peuple se livre en beaucoup d’endroits à des danses joyeuses, et de beaux chevaux richement caparaçonnés caracolent de leur mieux par les rues. Mais ce qui était le plus beau à voir, c’était le riche cortège des seigneurs, des barons et des vassaux couverts de tout ce que l’Inde et les pays lointains d’Érythrée peuvent fournir de perles, d’or et de pierreries.

Griffon et ses compagnons s’en venaient lentement, admirant de çà de là, lorsqu’un chevalier les arrêta et les fit monter dans son palais, où, avec la courtoisie en usage à cette époque, il ne les laissa manquer de rien. À peine entrés, il leur fit apprêter un bain, puis d’un air gracieux, il les invita à s’asseoir à une table somptueuse.

Et il leur raconta comment Norandin, roi de Damas et de toute la Syrie, avait invité tous ceux qui, dans le pays et à l’étranger, avaient rang de chevalerie, à venir prendre part aux joutes; lesquelles devaient avoir lieu le lendemain matin sur la place publique. Il ajouta que s’ils avaient autant de valeur que l’annonçait leur fière prestance, ils pourraient en donner la preuve sans aller plus loin.

Bien que Griffon ne fût pas venu pour cela, il accepta l’invitation; il ne refusait jamais, quand il en avait l’occasion, de montrer son courage. Il interrogea son hôte sur le motif de cette fête. Il lui demanda si c’était une solennité qu’on renouvelait chaque année, ou bien une nouvelle idée du roi pour éprouver la valeur de ses sujets.

Le chevalier répondit: «La belle fête se reproduira désormais toutes les quatre lunes. Celle-ci est la première de toutes, et jamais on n’en a encore donné de semblable. Elle est fondée en mémoire de la délivrance de notre roi, dont la vie fut miraculeusement sauvée en un pareil jour, après quatre mois passés dans les angoisses et les pleurs, et la mort devant les yeux.

» Mais, pour vous raconter plus à fond cette histoire, je vous dirai que notre roi, qui s’appelle Norandin, avait, depuis de longues années, le cœur enflammé pour la charmante fille du roi de Chypre, qui surpasse toute autre belle. Ayant fini par l’obtenir pour femme, il s’en revenait avec elle, en compagnie de dames et de chevaliers, et se dirigeait droit vers la Syrie.

» Nous étions déjà loin du port, voguant à pleines voiles sur l’orageuse mer des Carpathes, lorsque nous fûmes assaillis par une si horrible tempête, qu’elle épouvanta notre vieux pilote lui-même. Trois jours et trois nuits nous errâmes sur les ondes menaçantes, poussés de côté et d’autre. Nous abordâmes enfin, harassés de fatigue et les vêtements trempés d’eau, sur une terre aux rives fraîches, aux collines ombreuses et verdoyantes.

» Tout joyeux, nous fîmes déployer les tentes et les courtines entre les arbres; on apprêta les feux et les cuisines, et des tapis nous servirent de tables. Pendant ce temps, le roi parcourait les vallées voisines et fouillait les parties les plus secrètes du bois, pour voir s’il ne trouverait pas quelques chèvres, quelques daims ou quelques cerfs. Deux serviteurs le suivaient, portant son arc.

» Pendant que, heureux de nous reposer, nous attendions que notre seigneur revînt de la chasse, nous vîmes venir à nous, accourant le long du rivage, l’Ogre, ce terrible monstre. Dieu vous garde, seigneur, de voir jamais de vos yeux la face horrible de l’Ogre! Il vaut mieux le connaître par ouï-dire que s’en approcher de façon à le voir.

» Rien ne peut lui être comparé, tellement il est long, tellement sa grandeur est démesurée. À la place d’yeux, il a sous le front deux excroissances d’os, semblables à des champignons pour la couleur. Il venait vers nous, comme je vous dis, le long du rivage, et il semblait que c’était une petite montagne qui se mouvait. Il montrait hors de sa gueule deux défenses comme celles du porc; il avait le museau allongé et le sein plein de bave et de saleté.

» Il vint en courant, tenant son museau comme le chien braque quand il suit une piste. À cette vue, nous nous enfuîmes tous, éperdus, là où nous chassait la peur. Il nous servait de peu qu’il fût aveugle, car, en flairant le sol, il semblait mieux guidé par son odorat que s’il avait vu le jour. Il eût fallu des ailes pour fuir.

» Nous courions de çà, de là; mais en vain nous essayions de le fuir, il était plus rapide que le vent d’autan. De quarante personnes, à peine dix se sauvèrent à la nage sur le navire. Le monstre aveugle, après avoir saisi les autres, les mit en paquet, les uns sous son bras, les autres sur sa poitrine; il en remplit également une vaste gibecière qui lui pendait au flanc, comme à un berger.

» Puis il nous emporta dans sa tanière creusée au milieu d’un écueil sur le rivage, et qui était en marbre aussi blanc qu’une feuille de papier sur laquelle il n’y aurait encore rien d’écrit. Là habitait avec lui une matrone au visage accablé de douleur et de deuil. Elle était entourée de dames et de damoiselles de tout âge, de toute condition, les unes laides, les autres belles.

» Tout auprès était une grotte non moins vaste, où l’Ogre renfermait ses troupeaux. Il en avait tellement qu’on ne pouvait les compter. Il les conduisait au pâturage été comme hiver, les sortant et les enfermant lui-même à des heures fixes. Il les avait plutôt comme passe-temps que pour son usage.

» La chair humaine lui semblait meilleure. Il nous le fit bien voir: à peine arrivé dans son antre, il mangea trois d’entre nous, ou plutôt il les engloutit tout vivants. Puis il alla vers la seconde grotte, souleva un grand rocher, en fit sortir le troupeau, à la place duquel il nous enferma, et partit pour le mener selon son habitude au pâturage, en jouant d’un chalumeau qu’il portait au cou.

» Cependant notre prince, de retour sur le rivage, comprend son malheur. Un profond silence règne tout autour de lui; il retrouve les débris des tentes et des pavillons détruits, brisés en mille pièces; il ne sait qui peut l’avoir ainsi dépouillé. Plein de crainte, il descend sur le bord de la mer, et voit ses matelots lever en toute hâte les ancres et tendre les voiles.

» Aussitôt qu’ils aperçoivent Norandin sur le rivage, ils envoient une barque pour l’emmener. Mais le prince ayant appris comment l’Ogre était venu le voler, sans penser à autre chose, prend la résolution de le poursuivre partout où il sera. Il éprouve tant de douleur de l’enlèvement de Lucine, qu’il veut la retrouver ou mourir.

» Il se dirige en toute hâte du côté où il voit des traces fraîches sur le sable, et, poussé par sa rage amoureuse, il arrive enfin à la caverne dont je vous ai parlé et où nous attendions, dans une angoisse sans égale, le retour de l’Ogre. Au moindre bruit, il nous semblait qu’il revenait, plus affamé que jamais, pour nous dévorer.