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» La fortune voulut que le roi arrivât à la demeure de l’Ogre pendant que la femme de ce dernier s’y trouvait seule sans lui. Dès qu’elle le voit: “Fuis, – lui crie-t-elle – malheur à toi si l’Ogre t’attrape. – Qu’il m’attrape ou non, – répond-il, – qu’il me tue ou que je lui échappe, je n’en serai pas plus malheureux. Ce n’est point parce que je me suis trompé de chemin, mais parce que je désire mourir à côté de mon épouse, que je suis venu ici.”

» Puis il lui demande des nouvelles de ceux qui ont été pris par l’Ogre sur le rivage, et avant tous les autres il s’informe de la belle Lucine, si elle est morte, ou si elle est seulement retenue captive. La femme lui parle avec humanité et le rassure. Elle lui dit que Lucine est vivante, et qu’il n’a pas à craindre de la voir mourir, car l’Ogre ne dévore jamais de femme.

» “Je puis, – ajouta-t-elle, – t’en servir de preuve, ainsi que toutes celles qui sont avec moi. Jamais l’Ogre ne fait de mal ni à elles ni à moi, pourvu que nous ne cherchions pas à nous échapper de cette caverne. À celles qui tentent de fuir, il se montre impitoyable, et ne les laisse plus jamais en repos. Il les enterre toutes vives, ou bien il les enchaîne, et les expose nues au soleil sur le sable.

» ”Lorsque aujourd’hui il a amené ici tes compagnons, il n’a point séparé les hommes des femmes, mais il les a tous enfermés pêle-mêle dans cette caverne. Il reconnaîtra bien au nez la différence des sexes. Les dames n’ont point à craindre d’être tuées; les hommes, au contraire, peuvent s’attendre à une mort certaine; ses dents avides en dévoreront quatre ou six par jour.

» ”Je n’ai pas à t’apprendre comment tu pourrais enlever ton épouse d’ici; contente-toi de savoir que sa vie n’est pas en danger, et qu’elle partagera la bonne et la mauvaise fortune. Mais, au nom de Dieu, va-t’en, mon fils, va-t’en avant que l’Ogre ne te sente et ne te dévore. Aussitôt qu’il revient, il flaire tout autour de lui, et découvrirait jusqu’à une souris, si elle était dans la maison.”

» Le roi répondit qu’il ne voulait point partir avant d’avoir revu sa Lucine, et qu’il aimait mieux mourir près d’elle que d’en vivre séparé. Quand la femme de l’Ogre vit que tout ce qu’elle lui disait ne pouvait le détourner de son dessein, elle chercha à l’y aider, et y appliqua toute son industrie, toute son imagination.

» De tout temps on avait tué, dans la grotte, des chèvres, des agneaux et des boucs dont la femme de l’Ogre et ses compagnes faisaient leur nourriture. Plus d’une peau pendait au plafond. Elle prend la dépouille d’un bouc dont les boyaux étaient tout entourés de graisse, et dit au roi de s’en frotter de la tête aux pieds, afin que cette odeur fît disparaître celle qu’il avait auparavant.

» Et quand il lui semble qu’il exhale suffisamment l’odeur que le bouc a l’habitude de répandre, elle le fait entrer dans la peau poilue, laquelle était assez grande pour le recouvrir tout entier. Une fois sous cet étrange déguisement, elle le fait mettre à quatre pattes, et l’entraîne à l’endroit où un rocher énorme fermait l’entrée de la caverne qui lui dérobait le suave et doux visage de sa dame.

» Norandin obéit et se place à l’entrée de la caverne, attendant le retour du troupeau et espérant pouvoir se mêler à lui. Le soir venu, il entend le son du chalumeau avec lequel le féroce berger invitait ses troupeaux à quitter l’humide pâturage et à rentrer au bercail. Enfin il l’aperçoit qui les pousse devant lui.

» Pensez si le cœur dut lui trembler quand il entendit l’Ogre revenir, et quand il vit cette cruelle figure, répandant l’horreur, s’approcher de l’entrée de la caverne! Mais le dévouement fut plus fort que la crainte. Jugez s’il feignait d’aimer, ou s’il aimait véritablement! L’Ogre passe devant lui, soulève le rocher, ouvre la grotte, et Norandin entre, mêlé aux brebis et aux chèvres.

» Le troupeau rentré, l’Ogre s’approche de nous après avoir refermé la porte. Il nous flaire tous; enfin il en choisit deux dont la chair crue est destinée à son souper. Au souvenir de ses hideuses mâchoires, je ne puis m’empêcher encore de trembler et de sentir la sueur couler sur tous mes membres. L’Ogre parti, le roi jette la peau de bouc, et vole dans les bras de sa dame.

» Au lieu de se réjouir à sa vue et de reprendre courage, Lucine en éprouve au contraire de l’ennui et du désespoir; elle voit son époux enfermé dans un endroit où il doit trouver la mort, sans pouvoir l’empêcher de mourir elle-même. “Seigneur – lui disait-elle – dans le malheur qui m’accable, je ne ressentais pas une médiocre joie de ce que tu ne t’étais pas trouvé hier près de nous quand l’Ogre m’a conduite ici.

» ”Bien qu’il me fût cruel et amer de me trouver exposée à perdre la vie, ce qui est naturel à tous, je n’avais du moins qu’à pleurer sur mon triste sort. Mais maintenant, la pensée que tu dois mourir me rendra ta mort plus douloureuse que la mienne.” Elle poursuit en se montrant plus affligée du sort de Norandin que de son propre malheur.

» “C’est l’espoir de te sauver, toi et tous nos compagnons, qui m’a fait venir ici, – lui dit le roi. – Si je ne puis y parvenir, il vaut mieux que je meure aussi, car je ne puis vivre privé de ta vue, ô mon soleil! Je pourrai m’en retourner d’ici comme j’y suis venu, et vous viendrez tous avec moi, si vous ne répugnez pas à vous imprégner, ainsi que je l’ai fait, de l’odeur d’un animal infect.”

» Puis il nous fait connaître la ruse que la femme de l’Ogre lui a suggérée à lui-même pour tromper l’odorat du monstre, et qui consiste à nous vêtir de peaux pour qu’il nous palpe impunément au sortir de la grotte. Quand chacun de nous eut bien compris, nous tuâmes autant de boucs que nous étions de prisonniers de l’un et de l’autre sexe, en ayant soin de choisir les plus fétides et les plus vieux.

» Nous nous oignîmes le corps de la graisse que nous recueillîmes autour des intestins, et nous nous revêtîmes de leurs peaux hideuses. Pendant ce temps, le jour sortit de sa demeure dorée. Dès que le premier rayon du soleil apparut dans la caverne, le pasteur revint, et, soufflant dans ses roseaux sonores, il appela ses troupeaux dans la campagne.

» Il tenait d’une main la pierre de la grotte pour que nous ne pussions pas sortir en même temps que le troupeau; il nous saisissait au passage et ne laissait sortir que ceux auxquels il sentait de la peau ou de la laine sur le dos. Hommes et femmes, nous sortions tous par cet étrange chemin, couverts de nos cuirs poilus. L’Ogre ne retint aucun de nous. Lucine venait la dernière, tremblante d’effroi.

» Lucine, soit qu’elle n’eût pas voulu, par répugnance, s’oindre comme nous; soit que sa démarche fût plus lente ou moins assurée que celle de la bête qu’elle devait imiter; soit qu’elle eût poussé un cri d’épouvante quand l’Ogre la palpait; soit enfin que ses cheveux se fussent dénoués, fut reconnue par l’Ogre, je ne saurais bien vous dire comment.

» Nous étions tous si préoccupés de notre propre situation, que nous ne faisions point attention à ce qui pouvait arriver à nos compagnons. Je me retournai au cri poussé par Lucine, et je vis le monstre, qui lui avait déjà arraché la peau de bouc, la renfermer dans la caverne. Pour nous, marchant à quatre pattes sous notre déguisement, nous suivîmes avec le troupeau l’horrible berger, qui nous mena sur une plage agréable, entre de vertes collines.