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Elle court de nouveau à l’extrémité du rivage, secouant la tête avec fureur et livrant au vent sa chevelure. Elle semble une forcenée, agitée non par un, mais par dix démons; on dirait Hécube entrant en rage [56] à la vue de Polydore mort. Puis elle s’arrête sur un rocher et regarde la mer, et elle semble elle-même un rocher véritable.

Mais laissons-la se plaindre, afin que je puisse de nouveau vous parler de Roger qui, par la plus intense chaleur, chevauche en plein midi sur le rivage, las et brisé de fatigue. Le soleil frappe les collines, et sous ses rayons réfléchis, on voit bouillir le sable fin et blanc. Peu s’en fallait que les armes qu’il avait sur le dos ne fussent en feu, comme elles avaient été jadis.

Pendant que la soif et la fatigue de la route lui faisaient ennuyeuse et désagréable compagnie sur le sable profond et la voie déserte, le long de la plage exposée au soleil, il rencontra, à l’ombre d’une tour antique qui surgissait sur le bord de la mer, tout près du rivage, trois dames qu’à leurs gestes et à leur costume il reconnut pour être de la cour d’Alcine.

Couchées sur des tapis d’Alexandrie, elles goûtaient avec délices la fraîcheur de l’ombre, au milieu de nombreux vases de vin variés et de sucreries de toute sorte. Tout près de la plage, jouant avec les flots de la mer, les attendait un petit navire prêt à gonfler sa voile au moindre vent favorable. Pour le moment, il n’y avait pas un souffle d’air.

Dès qu’elles eurent aperçu Roger qui s’en allait tout droit sur le sable mouvant, la soif aux lèvres et le visage couvert de sueur, elles commencèrent à lui dire qu’il n’avait pas le cœur si déterminé à poursuivre son chemin, pour ne point s’arrêter à l’ombre douce et fraîche, et refuser de reposer son corps fatigué.

Et l’une d’elles s’approche du cheval pour en prendre la bride, afin qu’il puisse descendre; l’autre, lui offrant une coupe de cristal pleine d’un vin pétillant, redouble sa soif. Mais Roger à ce son n’entra pas en danse, car tout retard de sa part aurait donné le temps d’arriver à Alcine qui venait derrière lui, et qui déjà était proche.

Le fin salpêtre et le soufre pur, touchés du feu, ne s’enflamment pas si subitement; la mer n’est pas si prompte à se soulever, quand la trombe obscure descend et s’abat en plein sur elle, comme la troisième le fut à éclater de colère et de fureur, en voyant que Roger suivait imperturbablement son droit chemin sur le sable et les méprisait, bien qu’elles se tinssent pour belles.

«Tu n’es ni noble ni chevalier – dit-elle en criant aussi fort qu’elle put – et tu as volé tes armes ainsi que ce destrier qui ne te serait pas venu d’autre façon. Aussi, comme ce que je dis est vrai, je voudrais te voir punir d’une juste mort, et que tu fusses mis en quartiers, brûlé, ou pendu, voleur brutal, manant, arrogant, ingrat!»

À toutes ces injures et à beaucoup d’autres paroles du même genre que lui adressa la dame courroucée, Roger ne fit aucune réponse, car il espérait peu d’honneur d’une si basse querelle. Alors la dame monta vivement avec ses sœurs, sur le bateau qui se tenait à leur disposition, et faisant force de rames, elles le suivirent dans sa marche le long de la rive.

La dame le menace toujours, le maudit et l’apostrophe, car elle a rejeté toute honte. Cependant Roger est arrivé au détroit par où l’on passe chez la fée plus sage. Là, il voit un vieux nocher détacher sa barque de l’autre rive aussitôt qu’il en a été aperçu, et se tenir prêt, comme s’il attendait son arrivée.

Le nocher s’approche, dès qu’il le voit venir, pour le transporter sain et sauf sur une meilleure rive. Si le visage peut donner une juste idée de l’âme, il devait être bienfaisant et plein de discrétion. Roger mit le pied sur la barque, rendant grâces à Dieu, et sur la mer tranquille il s’en allait, s’entretenant avec le nocher sage et doué d’une longue expérience.

Ce dernier loua Roger d’avoir su se délivrer à temps d’Alcine et avant qu’elle lui eût fait boire le breuvage enchanté qu’elle avait donné à tous ses autres amants. Il le félicita ensuite d’être conduit vers Logistilla, chez laquelle il pourrait voir des mœurs saines, une beauté éternelle, une grâce infinie, qui nourrit le cœur sans jamais le rassasier.

«Celle-ci – disait-il – remplit l’âme d’étonnement et de respect dès la première fois qu’on la voit. Quand on la connaît davantage, tout autre bien paraît peu digne d’estime. L’amour qu’elle inspire diffère des autres amours, en cela que ceux-ci vous rongent tour à tour d’espoir et de crainte, tandis que le sien vous rend heureux du seul désir de la voir.

» Elle t’enseignera d’autres occupations plus agréables que la musique, les danses, les parfums, les bains ou la table. Elle t’apprendra à élever tes pensées épurées plus haut que le milan ne monte dans les airs, et comment, dans un corps mortel, on peut goûter en partie la gloire des bienheureux.» Ainsi parlant, le marinier s’avançait du côté de la rive sûre, qui était encore éloignée,

Quand il vit la mer se couvrir de nombreux navires qui se dirigeaient tous de son côté. Avec ces navires, s’en venait Alcine outragée, à la tête de ses gens rassemblés par elle en toute hâte, pour reconquérir son cher bien qui lui avait été enlevé, ou perdre son trône et sa propre vie. C’est aussi bien l’amour qui la pousse, que l’injure qu’elle a reçue.

Depuis sa naissance, elle n’a pas éprouvé un ressentiment plus grand que celui qui maintenant la ronge. C’est pourquoi elle fait tellement presser de rames, que l’écume de l’eau se répand d’une proue à l’autre. La mer et le rivage retentissent de cette grande rumeur, et l’on entend Écho résonner de toutes parts. «Découvre l’écu, Roger, car il en est besoin; sinon, tu es mort, ou pris honteusement.»

Ainsi dit le nocher de Logistilla, et ajoutant le geste à la parole, il saisit lui-même le voile et l’enlève de dessus l’écu dont il démasque la lumière éclatante. La splendeur enchantée qui s’en échappe blesse tellement les yeux des ennemis, qu’elle les rend soudain aveugles et les fait tomber, qui à la poupe, qui à la proue.

Un des gens de Logistilla, en vedette au sommet du château, s’étant, sur ces entrefaites, aperçu de l’arrivée de la flotte d’Alcine, sonne la cloche d’alarme, et de prompts secours arrivent au port. Les balistes, comme une tempête, foudroient tout ce qui veut s’attaquer à Roger. Ainsi, grâce à l’aide qui lui vint de tous côtés, il sauva sa liberté et sa vie.

Sur le rivage sont venues quatre dames, envoyées en toute hâte par Logistilla: la valeureuse Andronique, la sage Fronesia, la pudique Dicilla et Sophrosine la chaste, plus que les trois autres ardente et résolue à agir. Une armée qui n’a pas sa pareille au monde sort du château, et se répand sur le bord de la mer.

Sous le château, dans une baie tranquille, était une flotte prête jour et nuit à livrer bataille au moindre signal, au premier ordre. Aussitôt le combat âpre et atroce s’engage sur mer et sur terre, et du coup fut reconquis ce qu’Alcine avait jadis enlevé à sa sœur.

Oh! combien l’issue de la bataille fut différente de celle qu’elle avait d’abord espérée! Non seulement Alcine ne parvint pas à s’emparer, comme elle le pensait, de son fugitif amant, mais de tous ses navires, naguère si nombreux qu’à peine la mer pouvait les contenir, elle peut à grand’peine sauver de la flamme qui a détruit le reste, une petite barque sur laquelle elle s’enfuit, misérable et seule.