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Alcine s’enfuit, et sa malheureuse armée reste prisonnière; et sa flotte, brûlée, mise en pièces, est dispersée. Elle ressent toutefois plus de douleur de la perte de Roger que de toute autre chose. Nuit et jour elle gémit amèrement sur lui, et ses yeux versent des pleurs à son souvenir. Pour terminer son âpre martyre, elle se plaint de ne pouvoir mourir.

Aucune fée ne peut en effet mourir, tant que le soleil tournera ou que le ciel n’aura pas changé de système. Sans cela la douleur d’Alcine aurait été capable d’émouvoir Clotho, et de lui faire consentir à couper le fil de sa vie. Comme Didon, elle aurait mis fin à ses malheurs par le fer, ou, imitant la splendide reine du Nil [57], elle se serait plongée dans un sommeil de mort. Mais les fées ne peuvent jamais mourir.

Retournons à ce Roger, digne d’une éternelle gloire, et laissons Alcine à sa peine. Je dis que, dès qu’il eut mis le pied hors de la barque, et qu’il eut été conduit sur une plage plus sûre, il rendit grâces à Dieu de tout ce qui lui était arrivé. Puis, tournant le dos à la mer, il hâte le pas, le long de la rive aride, vers le château qui s’élève auprès.

Jamais l’œil d’un mortel n’en vit, avant ni après, de plus fort ni de plus beau. Ses murs ont plus de prix que s’ils étaient de diamant ou de rubis. On ne connaît point sur terre de pierreries pareilles, et qui voudra en avoir une idée exacte devra nécessairement aller dans ce pays, car je ne crois pas qu’on en trouve ailleurs, sinon peut-être au ciel.

Ce qui fait qu’elles effacent toutes les autres, c’est qu’en s’y mirant, l’homme s’y voit jusqu’au plus profond de l’âme. Il voit si clairement ses vices et ses vertus, qu’il ne saurait plus croire ensuite aux flatteries ou aux critiques injustes qui lui sont adressées. La connaissance qu’il a acquise de soi-même, en se regardant dans le limpide miroir, le rend prudent.

La brillante lumière de ces pierreries, semblable au soleil, répand tout autour tant de splendeur, qu’elle peut faire le jour en dépit de Phébus. Et ce ne sont pas les pierres seules qui sont admirables, mais la matière et l’art se sont tellement confondus, qu’on ne saurait dire auquel des deux il faut donner la préférence.

Sur des arches si élevées, qu’à les voir on dirait qu’elles servent de support au ciel, étaient des jardins si spacieux et si beaux, qu’il serait difficile d’en avoir de pareils à ras de terre. Au pied des lumineux créneaux se peuvent voir les arbustes odoriférants, ornés, été comme hiver, de fleurs brillantes et de fruits mûrs.

Il ne saurait pousser d’arbres si beaux hors de ces merveilleux jardins, pas plus que de telles roses, de telles violettes, de tels lis, de telles amarantes ou de tels jasmins. Ailleurs, le même jour voit naître, vivre et s’incliner morte sur sa tige dépouillée, la fleur sujette aux variations du ciel.

Mais ici la verdure était perpétuelle, perpétuelle la beauté des fleurs éternelles. Ce n’était pas que la douceur de la température leur fût plus clémente, mais Logistilla, par sa science et ses soins, et sans avoir besoin de recourir à des moyens surnaturels, ce qui paraîtrait impossible à d’autres, les maintenait dans leur première verdeur.

Logistilla témoigna beaucoup de satisfaction de ce qu’un aussi gentil seigneur fût venu à elle, et donna ordre qu’on l’accueillît avec empressement et que chacun s’étudiât à lui faire honneur. Longtemps auparavant était arrivé Astolphe, que Roger vit de bon cœur. Peu de jours après, vinrent tous les autres auxquels Mélisse avait rendu leur forme naturelle.

Après qu’ils se furent reposés un jour ou deux, Roger et le duc Astolphe, qui non moins que lui avait le désir de revoir le Ponant, s’en vinrent trouver la prudente fée. Mélisse parla au nom de tous les deux et supplia humblement la fée de les conseiller et de les aider, de telle sorte qu’ils pussent retourner là d’où ils étaient venus.

La fée dit: «J’y appliquerai ma pensée, et dans deux jours, je te les rendrai tout prêts.» Puis elle s’entretint avec Roger et, après lui, avec le duc. Elle conclut, finalement, que le destrier volant devait retourner le premier aux rivages aquitains. Mais auparavant elle veut lui façonner un mors avec lequel Roger puisse diriger ou modérer sa course.

Elle lui montre comment il lui faudra faire, quand il voudra qu’il monte, qu’il descende, qu’il vole en tournant, qu’il aille vite ou qu’il se tienne immobile sur ses ailes. Tout ce qu’un cavalier a coutume de faire avec un beau destrier sur la terre ferme, ainsi Roger, qui en devint complètement maître, faisait par les airs, avec le destrier ailé.

Après que Roger eut été bien instruit sur toutes ces choses, il prit congé de la fée gentille, à laquelle il resta depuis attaché par une grande affection, et il sortit de ce pays. Je parlerai tout d’abord de lui qui fit un heureux voyage, et puis je dirai comment le guerrier anglais, après de bien plus longues et bien plus grandes fatigues, rejoignit le grand Charles et sa cour amie.

Roger parti, il ne s’en revint pas par la même route qu’il avait déjà faite contre son gré, alors que l’hippogriffe l’entraînait au-dessus de la mer et loin de la vue des terres. Mais maintenant qu’il pouvait lui faire battre les ailes deçà, delà, où il lui convenait, il résolut d’effectuer son retour par un nouveau chemin, comme firent les Mages fuyant Hérode.

En quittant l’Espagne pour arriver en ces contrées, il était venu en droite ligne aborder dans l’Inde du côté où la mer orientale la baigne, aux lieux témoins de la querelle soulevée entre l’une et l’autre fée. Maintenant il se dispose à parcourir une autre région que celle où Éole souffle ses vents, et à ne mettre fin à son voyage qu’après avoir, comme le soleil, fait le tour du monde.

Il voit, en passant au-dessus d’eux, ici le Cathay, là la Mangiane et le grand Quinsi [58]. Il vole au-dessus de l’Imaus, et laisse la Séricane à main droite. Puis, descendant toujours des pays hyperboréens de la Scythie aux rivages hyrcaniens, il arrive aux confins de la Sarmatie, et lorsqu’il fut parvenu là où l’Asie se sépare de l’Europe, il vit les Russes, les Prussiens et la Poméranie.

Bien que tout le désir de Roger fût de retourner promptement vers Bradamante, il avait tellement pris plaisir à courir ainsi à travers le monde, qu’il ne s’arrêta pas avant d’avoir vu les Polonais, les Hongrois, ainsi que les Germains et le reste de cette horrible terre boréale. Il arriva enfin en Angleterre.

Ne croyez pas, seigneur, que pendant ce long chemin, il se tienne constamment sur le dos du cheval. Chaque soir il descend à l’auberge, évitant autant que possible d’être mal logé. Pendant des jours et des mois qu’il suivit cette route, il put voir et la terre et la mer. Or, arrivé un matin près de Londres, le cheval ailé le déposa sur les bords de la Tamise.

Là, dans les prés voisins de la ville, il vit une nombreuse troupe d’hommes d’armes et de fantassins, qui, au son des trompettes et des tambours, défilaient par pelotons compacts, devant le brave Renaud, honneur des paladins. Si vous vous rappelez, je vous ai dit plus haut qu’il avait été envoyé dans ce pays par Charles, pour y chercher des secours.