Изменить стиль страницы

» D’autant plus qu’il y avait un grand espace entre l’endroit où j’étais et les maisons en ruine. Il fut ainsi facile au duc de tromper les deux frères qui se tenaient dans l’ombre. Or, tu penses dans quel désespoir, dans quelle douleur tomba Ariodant. Polinesso s’avance, s’approche de l’échelle que je lui lance, et monte sur le balcon.

» À peine est-il arrivé, je lui jette les bras au cou, car je ne pensais pas être vue; je l’embrasse sur la bouche et sur toute la figure, comme j’avais coutume de le faire à chacune de ses visites. Lui, plus que d’habitude, affecte de me combler de caresses, afin d’aider à sa fraude. L’autre malheureux, conduit à un si douloureux spectacle, voit tout de loin.

» Il tombe dans une telle douleur, qu’il veut s’arracher la vie. Il pose à terre le pommeau de son épée, et va se jeter sur la pointe. Lurcanio, qui avait vu avec un grand étonnement le duc monter jusqu’à moi, mais sans reconnaître qui c’était, s’apercevant du dessein de son frère, se précipite,

» Et l’empêche de se percer le cœur de sa propre main. S’il avait tardé, ou s’il s’était trouvé un peu plus éloigné, il ne serait pas arrivé à temps et n’aurait pu l’arrêter. “Ah! malheureux frère, frère insensé, – s’écrie-t-il, – as-tu perdu l’esprit que, pour une femme, tu songes à te tuer? Qu’elles puissent toutes disparaître comme neige au vent!

» ”Songe à la faire mourir, elle, et réserve ta mort pour une occasion qui te fasse plus d’honneur. Tu as pu l’aimer, tant que sa fourberie ne t’était point révélée; maintenant elle doit t’être odieuse, puisque tu as vu de tes yeux combien elle est coupable et de quelle manière. Cette arme que tu tournais contre toi-même, conserve-la pour rendre devant le roi un tel crime manifeste à tous.”

» Quand Ariodant voit son frère près de lui, il abandonne son sinistre dessein; mais la résolution qu’il a prise de mourir n’en est que peu écartée. Il s’éloigne, le cœur non pas blessé, mais déchiré d’une suprême angoisse. Pourtant, devant son frère, il feint de ne plus avoir au cœur la colère qu’il avait témoignée tout d’abord.

» Le lendemain matin, sans rien dire à son frère ni à personne, il partit, conduit par un mortel désespoir, et de lui, pendant plusieurs jours, on n’eut pas de nouvelles. Hormis le duc et son frère, tout le monde ignorait la cause de son départ. Dans le palais du roi et par toute l’Écosse, on tint à ce sujet les propos les plus divers.

» Au bout de huit jours ou à peu près, un voyageur se présente à la cour devant Ginevra, et lui apporte une nouvelle d’une triste nature. Ariodant s’était volontairement jeté à la mer pour y chercher la mort, et n’y avait point été poussé par le vent ou la tempête. Du haut d’un rocher qui faisait saillie sur la mer, il s’était précipité la tête la première dans les flots.

» Ce voyageur ajoutait: “Avant d’en venir là, il m’avait rencontré par hasard sur son chemin et m’avait dit: ‘Viens avec moi, afin que Ginevra connaisse par toi ce qui m’est advenu. Dis-lui que la cause de ce que tu vas voir m’arriver tout à l’heure consiste en ce que j’ai trop vu. Heureux si j’eusse été privé de mes yeux!’

» ”Nous étions alors près de Capobasso, qui, du côté de l’Irlande, s’avance quelque peu dans la mer. Après qu’il m’eut ainsi parlé, je le vis se précipiter tête baissée dans les ondes. Je l’ai laissé dans la mer, et je suis venu en toute hâte t’apporter la nouvelle.” À ce récit, Ginevra, épouvantée, le visage couvert d’une pâleur livide, resta à moitié morte.

» Ô Dieu! que ne dit-elle pas, que ne fit-elle pas, quand elle se retrouva seule sur sa couche fidèle! Elle se frappe le sein, elle déchire ses vêtements, elle dévaste sa belle chevelure d’or, répétant à chaque instant les paroles qu’Ariodant avait dites à son heure dernière: La cause de sa mort cruelle et douloureuse venait de ce qu’il avait trop vu!

» La rumeur courut que c’était par désespoir qu’Ariodant s’était donné la mort. Le roi ne put s’empêcher d’en verser des larmes, ainsi que les chevaliers et les dames de la cour. Son frère se montra le plus affligé de tous et s’abîma dans une douleur si forte, qu’à l’exemple d’Ariodant, il fut sur le point de tourner sa main contre lui-même pour le rejoindre.

» Et, se répétant toujours, à part soi, que c’était Ginevra qui était cause de la perte de son frère, et que ce n’était pas autre chose que l’action coupable dont il avait été témoin qui l’avait poussé à mourir, il en vint à un tel désir de vengeance, que, vaincu par la colère et la douleur, il ne craignit pas de perdre la bonne grâce du roi et de lui devenir odieux, ainsi qu’à tout le pays.

» Et, devant le roi, choisissant le moment où le salon royal était le plus rempli de courtisans, il s’en vint et dit: “Sache, seigneur, que de la folie qui a poussé mon frère à mourir, ta fille seule est coupable, car il a eu l’âme traversée d’une douleur telle, pour l’avoir vue oublier toute pudeur, que, plus que la vie, la mort lui fut chère.

» ”Il en était amoureux; et comme ses intentions n’étaient point déshonnêtes, je ne veux pas le cacher. Il espérait, par son mérite, et grâce à ses fidèles services, l’obtenir de toi pour femme. Mais pendant que le malheureux en respirait respectueusement de loin le parfum, il a vu un autre monter sur l’arbre objet de son culte, et cueillir le fruit si ardemment désiré.”

» Et il continua, disant comment il avait vu Ginevra venir sur le balcon, et comment elle jeta l’échelle par laquelle était monté jusqu’à elle un amant dont il ne savait pas le nom, et qui avait, pour ne pas être reconnu, changé ses vêtements et caché ses cheveux. Il ajouta qu’il était résolu à prouver, par les armes, que tout ce qu’il avait dit était vrai.

» Tu peux penser si le père de Ginevra fut atterré de douleur, quand il entendit accuser sa fille. Il s’afflige non seulement d’avoir appris d’elle ce qu’il n’aurait jamais soupçonné, et ce qui l’étonne étrangement, mais aussi parce qu’il se voit dans la nécessité, si aucun guerrier ne prend sa défense et ne convainc Lurcanio de mensonge, de la condamner et de la faire mourir.

» Je ne pense pas, seigneur, que tu ignores que notre loi condamne à mort toute dame ou damoiselle convaincue de s’être livrée à un autre que son époux. Elle est mise à mort, si, au bout d’un mois, il ne se trouve pas un chevalier assez vaillant pour soutenir son innocence contre l’accusateur, et prouver qu’elle ne mérite pas de mourir.

» Le roi, dans l’espoir de la sauver, a fait publier – car il croit que sa fille est accusée à tort – que son intention est de la donner pour femme, avec une grande dot, à qui la tirera de l’infamie dont elle est victime. Mais on ne dit pas qu’aucun guerrier se soit encore présenté pour elle. Tous se regardent les uns les autres, car ce Lurcanio est tellement fort aux armes, qu’il semble que tout guerrier ait peur de lui.

» Le sort cruel veut que Zerbin, frère de Ginevra, soit hors du royaume. Depuis plusieurs mois déjà, il voyage, donnant de la valeur de ses armes des preuves éclatantes. Si ce vaillant chevalier se trouvait moins loin, et dans un lieu où il pût savoir à temps la nouvelle, il ne manquerait pas de venir au secours de sa sœur.

» Entre-temps, le roi, qui cherche à savoir, au moyen d’autres preuves que les armes, si ces accusations sont fausses ou vraies, si sa fille est restée pure ou est devenue coupable, a fait arrêter quelques-unes de ses suivantes, lesquelles, si la chose est vraie, doivent le savoir. J’ai compris par là que si j’étais aussi arrêtée, trop de périls en résulteraient pour le duc et pour moi.