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» Parce qu’il parut m’aimer outre mesure, je me mis à l’aimer de toute mon âme. On entend bien les doux propos, on voit bien le visage, mais on peut mal savoir ce qui se passe au fond du cœur. Je le croyais, je l’aimais, et je n’eus de cesse qu’après l’avoir mis dans mon lit. Je ne pris pas garde que, de tous les appartements royaux, j’habitais le plus secret, celui de la belle Ginevra,

» Où elle renfermait ses objets les plus précieux et où elle couchait le plus souvent. On peut y pénétrer par un balcon qui s’avance à découvert en dehors du mur. C’est par là que je faisais monter mon amant, et je lui jetais moi-même du balcon l’échelle de corde par laquelle il montait, toutes les fois que je désirais l’avoir avec moi.

» Je le fis venir autant de fois que Ginevra m’en laissa l’occasion, car elle avait coutume de changer souvent de lit, pour fuir tantôt la grande chaleur, tantôt les brumes hivernales. Nul ne le vit jamais monter, car cette partie du palais donne sur quelques maisons en ruine, où jamais personne ne passe, ni de jour ni de nuit.

» Pendant de longs jours et de longs mois, nous continuâmes en secret ce jeu amoureux. Mon amour croissait toujours, et je m’enflammai tellement, qu’au dedans de moi-même je me sentais toute de feu. Et je devins aveugle au point de ne pas voir qu’il feignait de m’aimer beaucoup, quand en réalité il m’aimait fort peu. Cependant ses tromperies auraient pu se découvrir à mille signes certains.

» Au bout de quelque temps, il se montra soudain amoureux de la belle Ginevra. Je ne sais vraiment si cet amour commençait alors seulement, ou s’il en avait déjà le cœur atteint avant de m’aimer moi-même. Vois s’il était devenu arrogant avec moi, et quel empire il avait pris sur mon cœur! Ce fut lui qui me découvrit tout, et qui ne rougit pas de me demander de l’aider dans son nouvel amour.

» Il me disait bien qu’il n’égalait pas celui qu’il avait pour moi, et que ce n’était pas un véritable amour qu’il avait pour Ginevra; mais, en feignant d’en être épris, il espérait célébrer avec elle un légitime hymen. L’obtenir du roi serait chose facile, si elle y consentait, car dans tout le royaume, après le roi, il n’y avait personne, par sa naissance et son rang, qui en fût plus digne que lui.

» Il me persuada que si, par mon concours, il devenait le gendre du roi, – ce qui, comme je pouvais voir, l’élèverait aussi près du roi qu’un homme puisse s’élever, – il m’en récompenserait généreusement et n’oublierait jamais un si grand bienfait; ajoutant que, de préférence à sa femme et à toute autre, il serait toujours mon amant.

» Moi, qui étais toute portée à le satisfaire, je ne sus ou je ne voulus pas le contredire, et je n’eus de contentement que le jour où je l’eus satisfait. Je saisis la première occasion qui se présenta de parler de lui et d’en faire un grand éloge; et j’appliquai tout mon savoir, tous mes soins, à rendre Ginevra amoureuse de mon amant.

» Je fis consciencieusement tout ce qui se pouvait faire, Dieu le sait; mais je ne pus jamais obtenir de Ginevra qu’elle prît mon duc en faveur; et cela, parce qu’elle avait appliqué toutes ses pensées, tous ses désirs, à aimer un gentil chevalier, beau et courtois, venu de lointains pays en Écosse.

» Il était venu d’Italie, avec son jeune frère, s’établir à cette cour. Il devint depuis si parfait dans le métier des armes, que la Bretagne n’avait pas de chevalier plus accompli. Le roi l’aimait et le montra effectivement en lui donnant en abondance des châteaux, des villes et des dignités qui le firent l’égal des grands barons.

» Cher au roi, plus cher encore à sa fille était ce chevalier, nommé Ariodant, parce qu’il était merveilleusement courageux, mais surtout parce qu’elle savait qu’elle en était aimée. Elle savait que ni le Vésuve, ni le volcan de Sicile, ni Troie ne brûlèrent jamais d’autant de flammes qu’Ariodant en nourrissait pour elle dans tout son cœur.

» L’amour donc qu’elle portait à ce dernier, avec un cœur sincère et une foi profonde, fit qu’en faveur du duc je fus mal écoutée, et que jamais elle ne me donna une réponse qui permît d’espérer. Bien plus, quand je priais pour lui et que je m’étudiais à l’attendrir, elle, le blâmant et le dépréciant toujours, lui devenait de plus en plus ennemie.

» Souvent j’engageai mon amant à abandonner sa vaine entreprise, l’assurant qu’il n’avait pas à espérer de changer l’esprit de Ginevra, trop occupée d’un autre amour; et je lui fis clairement connaître qu’elle était si embrasée pour Ariodant, que toute l’eau de la mer n’éteindrait pas une parcelle de son immense flamme.

» Polinesso, – c’est le nom du duc, – m’ayant entendu plusieurs fois tenir ce langage, et ayant bien vu et bien compris par lui-même que son amour était très mal accueilli, non seulement renonça à un tel amour, mais, plein de superbe, et souffrant mal de voir qu’un autre lui était préféré, changea son amour en colère et en haine.

» Et il songea à élever entre Ginevra et son amant un tel désaccord et une telle brouille, à faire naître entre eux une telle inimitié, qu’ils ne pussent plus ensuite jamais se rapprocher. Enfin, il résolut de jeter sur Ginevra une telle ignominie, que, morte ou vive, elle ne pût s’en laver. Et il se garda bien de parler à moi ni à d’autres de son inique dessein, mais il le garda pour lui seul.

» Sa résolution prise: “Ma Dalinda, – me dit-il, – c’est ainsi que je me nomme, – il faut que tu saches que, de même que de la racine d’un arbre coupé on voit souvent pousser quatre ou six rejetons, mon obstination malheureuse, bien que tranchée par des échecs successifs, ne cesse pas de germer et voudrait arriver à la satisfaction de son désir.

» ”Et je le désire non pas tant pour le plaisir même que parce que je voudrais surmonter cette épreuve; et, ne pouvant le faire en réalité, ce me sera encore une joie si je le fais en imagination. Je veux que, quand tu me reçois, alors que Ginevra est couchée nue dans son lit, tu prennes les vêtements qu’elle a coutume de porter, et que tu t’en revêtes.

» ”Étudie-toi à l’imiter dans sa manière d’orner et de disposer ses cheveux; cherche le plus que tu sauras à lui ressembler, et puis tu viendras sur le balcon jeter l’échelle. J’irai à toi, m’imaginant que tu es celle dont tu auras pris les habits. Et ainsi j’espère, me trompant moi-même, voir en peu de temps mon désir s’éteindre.”

» Ainsi dit-il. Pour moi, qui étais séparée de ma raison et loin de moi-même, il ne me vint pas à l’esprit que ce qu’il me demandait avec une persistante prière était une ruse par trop évidente. Du haut du balcon, sous les habits de Ginevra, je lui jetai l’échelle par laquelle il montait souvent, et je ne m’aperçus de la fourberie que lorsque tout le dommage en fut advenu.

» Pendant ce temps, le duc avait eu l’entretien suivant, ou à peu près, avec Ariodant: – De grands amis qu’ils étaient auparavant, ils étaient devenus ennemis à cause de leur rivalité pour Ginevra – “Je m’étonne – commença mon amant – qu’ayant, entre tous mes compagnons, toujours eu des égards et de l’amitié pour toi, tu m’en aies si mal récompensé.

» ”Je suis certain que tu sais l’amour qui existe depuis longtemps entre Ginevra et moi, et que tu connais mon espoir de l’obtenir de mon seigneur comme légitime épouse. Pourquoi viens-tu me troubler? Pourquoi t’en viens-tu, sans résultat, lui offrir ton cœur? Par Dieu! j’aurais pour toi plus d’égards, si j’étais à ta place et si tu étais à la mienne.”