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Vie de ma vie, si tu étais là, ce n’est pas moi qui, expirante… demanderais grâce…

Ceux que j’aime comme je t’aime… je les tue…

Mon ange, oh! viens… mon sein bondit… mon sang brûle…

Viens… viens… viens…

Si la créole avait accentué la première strophe avec une langueur voluptueuse, elle mit dans ces dernières paroles tout l’emportement de l’amour antique.

Et, comme si la musique eût été impuissante à exprimer son fougueux délire, elle jeta sa guitare loin d’elle… et se levant à demi en tendant les bras vers la porte où se tenait Jacques Ferrand, elle répéta d’une voix éperdue, mourante:

– Oh! viens… viens… viens…

Peindre le regard électrique dont elle accompagna ces paroles serait impossible…

Jacques Ferrand poussa un cri terrible.

– Oh! la mort… la mort à celui que tu aimerais ainsi… à qui tu dirais ces paroles brûlantes! s’écria-t-il en ébranlant la porte dans un emportement de jalousie et d’ardeur furieuse. Oh!… ma fortune… ma vie pour une minute de cette volupté dévorante… que tu peins en traits de flamme.

Souple comme une panthère, d’un bond Cecily fut au guichet; et, comme si elle eût difficilement concentré ses feints transports, elle dit à Jacques Ferrand d’une voix basse, concentrée, palpitante:

– Eh bien!… je te l’avoue… je me suis embrasée moi-même… aux ardentes paroles de cette chanson. Je ne voulais pas revenir à cette porte… et m’y voilà revenue… malgré moi… car j’entends encore tes paroles de tout à l’heure: «Si tu me disais: frappe… je frapperais…» Tu m’aimes donc bien?

– Veux-tu… de l’or… tout mon or?…

– Non… j’en ai…

– As-tu un ennemi? je le tue.

– Je n’ai pas d’ennemi…

– Veux-tu être ma femme? je t’épouse.

– Je suis mariée!…

– Mais que veux-tu donc alors? Mon Dieu!… Que veux-tu donc?…

– Prouve-moi que ta passion pour moi est aveugle, furieuse, que tu lui sacrifierais tout!…

– Tout! oui, tout! mais comment?

– Je ne sais… mais il y a un instant l’éclat de tes yeux m’a éblouie… Si à cette heure tu me donnais une de ces marques d’amour forcené qui exaltent l’imagination d’une femme jusqu’au délire… je ne sais pas de quoi je serais capable!… Hâte-toi! je suis capricieuse; demain, l’impression de tout à l’heure sera peut-être effacée.

– Mais quelle preuve puis-je te donner ici, à l’instant? cria le misérable en se tordant les mains. C’est un supplice atroce! Quelle preuve? dis, quelle preuve?

– Tu n’es qu’un sot! répondit Cecily en s’éloignant du guichet avec une apparence de dépit dédaigneux et irrité. Je me suis trompée! Je te croyais capable d’un dévouement énergique! Bonsoir… C’est dommage…

– Cecily… oh! ne t’en va pas… reviens… Mais que faire? dis-le-moi au moins. Oh! ma tête s’égare… que faire? Mais que faire?

– Cherche…

– Mon Dieu! Mon Dieu!

– Cherche…

– Mon Dieu! Mon Dieu!

– Je n’étais que trop disposée à me laisser séduire si tu l’avais voulu… tu ne retrouveras pas une occasion pareille.

– Mais enfin… on dit ce qu’on veut! s’écria le notaire presque insensé.

– Devine…

– Explique-toi… ordonne…

– Eh! si tu me désirais aussi passionnément que tu le dis… tu trouverais le moyen de me persuader… Bonsoir…

– Cecily!

– Je vais fermer ce guichet… au lieu d’ouvrir cette porte…

– Grâce! Écoute…

– Un moment j’avais pourtant cru que ma tête se montait… ce foyer s’éteint… l’obscurité serait venue… je n’aurais plus songé qu’à ton dévouement; alors ce verrou… mais, non… tu ne veux pas… oh! tu ne sais pas ce que tu perds… Bonsoir, saint homme…

– Cecily… écoute… reste… j’ai trouvé… s’écria Jacques Ferrand après un moment de silence et avec une explosion de joie impossible à rendre.

Le misérable fut alors frappé de vertige.

Une vapeur impure obscurcit son intelligence: livré aux appétits aveugles et furieux de la brute, il perdit toute prudence… toute réserve… l’instinct de sa conservation morale l’abandonna…

– Eh bien! cette preuve de ton amour? dit la créole, qui, s’étant rapprochée de la cheminée pour y prendre son poignard, revint lentement près du guichet, doucement éclairée par la lueur du foyer…

Puis, sans que le notaire s’en aperçût, elle s’assura du jeu d’une chaînette de fer qui reliait deux pitons, dont l’un était vissé dans la porte, l’autre dans le chambranle.

– Écoute, dit Jacques Ferrand d’une voix rauque et entrecoupée, écoute… Si je mettais mon honneur… ma fortune… ma vie à ta merci… là… à l’instant… croirais-tu que je t’aime? Cette preuve de folle passion te suffirait-elle, dis?

– Ton honneur… ta fortune… ta vie?… Je ne te comprends pas.

– Si je te livre un secret qui peut me faire monter sur l’échafaud, seras-tu à moi?

– Toi… criminel? Tu railles… Et ton austérité?

– Mensonge…

– Ta probité?

– Mensonge…

– Ta piété?

– Mensonge…

– Tu passes pour un saint, et tu serais un démon!… Tu te vantes… Non, il n’y a pas d’homme assez habilement rusé, assez froidement énergique, assez heureusement audacieux pour capter ainsi la confiance et le respect des hommes… Ce serait un sarcasme infernal, un épouvantable défi jeté à la face de la société!

– Je suis cet homme… J’ai jeté ce sarcasme et ce défi à la face de la société! s’écria le monstre dans un accès d’épouvantable orgueil.

– Jacques!… Jacques!… Ne parle pas ainsi! dit Cecily d’une voix stridente et le sein palpitant; tu me rendrais folle…

– Ma tête pour tes caresses… veux-tu?

– Ah! voilà donc de la passion enfin!… s’écria Cecily. Tiens… prends mon poignard… tu me désarmes…

Jacques Ferrand prit, à travers le guichet, l’arme dangereuse avec précaution et la jeta au loin dans le corridor.

– Cecily… tu me crois donc? s’écria-t-il avec transport.

– Si je te crois! dit la créole en appuyant avec force ses deux mains charmantes sur les mains crispées de Jacques Ferrand. Oui, je te crois… car je retrouve ton regard de tout à l’heure, ce regard qui m’avait fascinée… Tes yeux étincellent d’une ardeur sauvage. Jacques… je les aime, tes yeux!