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– Oui, je le ferais!… Essayez, essayez! s’écria Jacques Ferrand de plus en plus exalté.

Cecily continua en s’approchant davantage du guichet et en attachant sur Jacques Ferrand un regard fixe et pénétrant.

– Car cette femme saurait bien, reprit la créole, qu’elle aurait un caprice exorbitant à satisfaire… que ces beaux fils regarderaient à leur argent s’ils en avaient, ou, s’ils n’en avaient pas, à une bassesse… tandis que son vieux tigre…

– Ne regarderait à rien… lui… entendez-vous? à rien… Fortune… honneur… Il saurait tout sacrifier, lui!…

– Vrai?… dit Cecily en posant ses doigts charmants sur les doigts osseux et velus de Jacques Ferrand, dont les mains crispées, passant au travers du guichet, étreignaient l’épaisseur de la porte.

Pour la première fois il sentait le contact de la peau fraîche et polie de la créole. Il devint plus pâle encore, poussa une sorte d’aspiration rauque.

– Comment cette femme ne serait-elle pas ardemment passionnée? ajouta Cecily. Aurait-elle un ennemi, que, le désignant du regard à son vieux tigre… elle lui dirait: «Frappe…» et…

– Et il frapperait! s’écria Jacques Ferrand en tâchant d’approcher du bout des doigts de Cecily ses lèvres desséchées.

– Vrai?… le vieux tigre frapperait? dit la créole en appuyant doucement sa main sur la main de Jacques Ferrand.

– Pour te posséder, s’écria le misérable, je crois que je commettrais un crime…

– Tiens, maître…, dit tout à coup Cecily en retirant sa main, à ton tour va-t’en… je ne te reconnais plus; tu ne me parais plus si laid… que tout à l’heure… va-t’en.

Elle s’éloigna brusquement du guichet.

La détestable créature sut donner à son geste et à ces dernières paroles un accent de vérité si incroyable; son regard, à la fois surpris, brûlant et courroucé, semblait exprimer si naturellement son dépit d’avoir un moment oublié la laideur de Jacques Ferrand, que celui-ci, transporté d’une espérance frénétique, s’écria en se cramponnant aux barreaux du guichet:

– Cecily… reviens… reviens… ordonne… je serai ton tigre…

– Non, non, maître…, dit Cecily en s’éloignant de plus en plus du guichet, et pour conjurer le diable qui me tente… je vais chanter une chanson de mon pays… Maître, entends-tu?… Au-dehors le vent redouble, la tempête se déchaîne… quelle belle nuit pour deux amants, assis côte à côte auprès d’un beau feu pétillant!…

– Cecily… reviens!… cria Jacques Ferrand d’un ton suppliant.

– Non, non, plus tard… quand je le pourrai sans danger… mais la lumière de cette lampe blesse ma vue… une douce langueur appesantit mes paupières… Je ne sais quelle émotion m’agite… une demi-obscurité me plaira davantage… on dirait que je suis dans le crépuscule du plaisir…

Et Cecily alla vers la cheminée, éteignit la lampe, prit une guitare suspendue au mur et attisa le feu, dont les flamboyantes lueurs éclairèrent alors cette vaste pièce.

De l’étroit guichet où il se tenait immobile, tel était le tableau qu’apercevait Jacques Ferrand.

Au milieu de la zone lumineuse formée par les tremblantes clartés du foyer, Cecily, dans une pose pleine de mollesse et d’abandon, à demi couchée sur un vaste divan de damas grenat, tenait une guitare dont elle tirait quelques harmonieux préludes.

Le foyer embrasé jetait ses reflets vermeils sur la créole, qui apparaissait ainsi vivement éclairée au milieu de l’obscurité du reste de la chambre.

Pour compléter l’effet de ce tableau, que le lecteur se rappelle l’aspect mystérieux, presque fantastique, d’un appartement où la flamme de la cheminée lutte contre les grandes ombres noires qui tremblent au plafond et sur les murailles…

L’ouragan redoublait de violence, on l’entendait mugir au-dehors.

Tout en préludant sur sa guitare, Cecily attachait opiniâtrement son regard magnétique sur Jacques Ferrand, qui, fasciné, ne la quittait pas des yeux.

– Tenez, maître, dit la créole, écoutez une chanson de mon pays; nous ne savons pas faire de vers, nous disons un simple récitatif sans rimes, et entre chaque repos nous improvisons tant bien que mal une cantilène appropriée à l’idée du couplet; c’est très-naïf et très-pastoral, cela vous plaira, j’en suis sûre, maître… Cette chanson s’appelle La Femme amoureuse; c’est elle qui parle.

Et Cecily commença une sorte de récitatif bien plus accentué par l’expression de la voix que par la modulation du chant.

Quelques accords, doux et frémissants, servaient d’accompagnement.

Telle était la chanson de Cecily:

Des fleurs, partout des fleurs…

Mon amant va venir! L’attente du bonheur et me brise et m’énerve.

Adoucissons l’éclat du jour, la volupté cherche une ombre transparente.

Au frais parfum des fleurs mon amant préfère ma chaude haleine…

L’éclat du jour ne blessera pas ses yeux, car ses paupières, sous mes baisers, resteront closes.

Mon ange, oh! viens… mon sein bondit, mon sang brûle…

Viens… viens… viens…

Ces paroles, dites avec autant d’ardeur impatiente que si la créole se fût adressée à un amant invisible, furent ensuite pour ainsi dire traduites par elle dans un thème d’une mélodie enchanteresse; ses doigts charmants tiraient de sa guitare, instrument ordinairement peu sonore, des vibrations pleines d’une suave harmonie.

La physionomie animée de Cecily, ses yeux voilés, humides, toujours attachés sur ceux de Jacques Ferrand, exprimaient les brûlantes langueurs de l’attente.

Paroles amoureuses, musique enivrante, regards enflammés, beauté sensuellement idéale, au-dehors le silence, la nuit… tout concourait en ce moment à égarer la raison de Jacques Ferrand.

Aussi, éperdu, s’écria-t-il:

– Grâce… Cecily!… Grâce!… C’est à en perdre la tête!… Tais-toi, c’est à mourir!… Oh! je voudrais être fou!…

– Écoutez donc le second couplet, maître, dit la créole en préludant de nouveau.

Et elle continua son récitatif passionné:

Si mon amant était là et que sa main effleurât mon épaule nue, je me sentirais frissonner et mourir…

S’il était là… et que ses cheveux effleurassent ma joue, ma joue si pâle deviendrait pourpre…

Ma joue si pâle serait en feu…

Âme de mon âme, si tu étais là… mes lèvres desséchées, mes lèvres avides ne diraient pas une parole…