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– Oui, oh! oui…

– Eh bien! si vous saviez me mieux convaincre de votre passion, j’aurais peut-être la bizarre fantaisie de jouer auprès de moi-même, en votre faveur, ce rôle surnaturel… Comprenez-vous?

– Je comprends que vous me raillez encore… toujours et sans pitié!

– Peut-être… la solitude fait naître de si étranges fantaisies!…

L’accent de Cecily avait jusqu’alors été sardonique; mais elle dit ces derniers mots, avec une expression sérieuse, réfléchie, et les accompagna d’un long coup d’œil qui fit tressaillir le notaire.

– Taisez-vous! Ne me regardez pas ainsi: vous me rendrez fou… J’aimerais mieux que vous me disiez: «Jamais!…» Au moins, je pourrais vous abhorrer, vous chasser de ma maison! s’écria Jacques Ferrand, qui s’abandonnait encore à une vaine espérance. Oui, car je n’attendrais rien de vous. Mais malheur! malheur!… je vous connais maintenant assez pour espérer, malgré moi, qu’un jour je devrais peut-être à votre désœuvrement ou à un de vos dédaigneux caprices ce que je n’obtiendrai jamais de votre amour… Vous me dites de vous convaincre de ma passion; ne voyez-vous pas combien je suis malheureux, mon Dieu?… Je fais pourtant tout ce que je peux pour vous plaire… Vous voulez être cachée à tous les yeux, je vous cache à tous les yeux, peut-être au risque de me compromettre gravement; car enfin, moi, je ne sais pas qui vous êtes; je respecte votre secret, je ne vous en parle jamais… Je vous ai interrogée sur votre vie passée… vous ne m’avez pas répondu…

– Eh bien! j’ai eu tort; je vais vous donner une marque de confiance aveugle, ô mon maître! Écoutez-moi donc.

– Encore une plaisanterie amère, n’est-ce pas?

– Non… c’est très-sérieux… Il faut au moins que vous connaissiez la vie de celle à qui vous donnez une si généreuse hospitalité… Et Cecily ajouta d’un ton de componction hypocrite et larmoyante: Fille d’un brave soldat, frère de ma tante Pipelet, j’ai reçu une éducation au-dessus de mon état; j’ai été séduite, puis abandonnée par un jeune homme riche. Alors, pour échapper au courroux de mon vieux père, intraitable sur l’honneur, j’ai fui mon pays natal… Puis, éclatant de rire, Cecily ajouta: Voilà, j’espère, une petite histoire très-présentable et surtout très-probable, car elle a été souvent racontée. Amusez toujours votre curiosité avec cela, en attendant quelque révélation plus piquante.

– J’étais bien sûr que c’était une cruelle plaisanterie, dit le notaire avec une rage concentrée. Rien ne vous touche… rien… que faut-il faire? Parlez donc au moins. Je vous sers comme le dernier des valets, pour vous je néglige mes plus chers intérêts, je ne sais plus ce que je fais… je suis un sujet de surprise, de risée pour mes clercs… mes clients hésitent à me laisser leurs affaires… J’ai rompu avec quelques personnes pieuses que je voyais… je n’ose penser à ce que dit le public de ce renversement de toutes mes habitudes… Mais vous ne savez pas, non, vous ne savez pas les funestes conséquences que ma folle passion peut avoir pour moi… Voilà cependant des preuves de dévouement, des sacrifices… En voulez-vous d’autres?… Parlez! Est-ce de l’or qu’il vous faut? On me croit plus riche que je ne le suis… mais je…

– Que voulez-vous que je fasse maintenant de votre or? dit Cecily en interrompant le notaire et en haussant les épaules; pour habiter cette chambre… à quoi bon de l’or?… Vous êtes peu inventif!

– Mais ce n’est pas ma faute, à moi, si vous êtes prisonnière… Cette chambre vous déplaît-elle? La voulez-vous plus magnifique? Parlez… ordonnez…

– À quoi bon, encore une fois, à quoi bon?… Oh! si je devais y attendre un être adoré… brûlant de l’amour qu’il inspire et qu’il partage, je voudrais de l’or, de la soie, des fleurs, des parfums; toutes les merveilles du luxe, rien de trop somptueux, de trop enchanteur pour servir de cadre à mes ardentes amours, dit Cecily avec un accent passionné qui fit bondir le notaire.

– Eh bien! ces merveilles de luxe… dites un mot, et…

– À quoi bon? À quoi bon? Que faire d’un cadre sans tableau?… Et l’être adoré, où serait-il… ô mon maître?

– C’est vrai!… s’écria le notaire avec amertume. Je suis vieux… je suis laid… je ne peux inspirer que le dégoût et l’aversion… Elle m’accable de mépris… elle se joue de moi… et je n’ai pas la force de la chasser… Je n’ai que la force de souffrir.

– Oh! l’insupportable pleurard, oh! le niais personnage avec ses doléances! s’écria Cecily d’un ton sardonique et méprisant; il ne sait que gémir, que se désespérer… et il est depuis dix jours… enfermé seul avec une jeune femme… au fond d’une maison déserte…

– Mais cette femme me dédaigne… mais cette femme est armée… mais cette femme est enfermée!… s’écria le notaire avec fureur.

– Eh bien! surmonte le dédain de cette femme; fais tomber le poignard de sa main; contrains-la à ouvrir cette porte qui te sépare d’elle… et cela non par la force brutale… elle serait impuissante…

– Et comment alors?

– Par la force de ta passion…

– La passion… et puis-je en inspirer, mon Dieu?

– Tiens, tu n’es qu’un notaire doublé de sacristain… tu me fais pitié… Est-ce à moi à t’apprendre ton rôle?… Tu es laid… sois terrible: on oubliera ta laideur. Tu es vieux… sois énergique: on oubliera ton âge. Tu es repoussant… sois menaçant. Puisque tu ne peux être le noble cheval qui hennit fièrement au milieu de ses cavales amoureuses, ne sois pas du moins le stupide chameau qui plie les genoux et tend le dos… sois tigre… un vieux tigre qui rugit au milieu du carnage a encore sa beauté… sa tigresse lui répond du fond du désert…

À ce langage qui n’était pas sans une sorte d’éloquence naturelle et hardie, Jacques Ferrand tressaillit, frappé de l’expression sauvage, presque féroce, des traits de Cecily, qui, le sein gonflé, la narine ouverte, la bouche insolente, attachait sur lui de grands yeux noirs et brûlants.

Jamais elle ne lui avait paru plus belle…

– Parlez, parlez encore, s’écria-t-il avec exaltation, vous parlez sérieusement cette fois… Oh! si je pouvais!…

– On peut ce qu’on veut, dit brusquement Cecily.

– Mais…

– Mais je te dis que si vieux, si repoussant que tu sois… je voudrais être à ta place, et avoir à séduire une femme belle, ardente et jeune, que la solitude m’aurait livrée, une femme qui comprend tout… parce qu’elle est peut-être capable de tout… oui, je la séduirais. Et, une fois ce but atteint, ce qui aurait été contre moi tournerait à mon avantage… Quel orgueil, quel triomphe de se dire: «J’ai su me faire pardonner mon âge et ma laideur! L’amour qu’on me témoigne je ne le dois pas à la pitié, à un caprice dépravé: je le dois à mon esprit, à mon audace, à mon énergie… je le dois enfin à ma passion effrénée… Oui, et maintenant ils seraient là de beaux jeunes gens, brillants de grâce et de charme, que cette femme si belle, que j’ai vaincue par les preuves sans bornes d’une passion effrénée, n’aurait pas un regard pour eux; non… car elle saurait que ces élégants efféminés craindraient de compromettre le nœud de leur cravate ou une boucle de leur chevelure pour obéir à un de ses ordres fantasques… tandis qu’elle jetterait son mouchoir au milieu des flammes, que, sur un signe d’elle, son vieux tigre se précipiterait dans la fournaise avec un rugissement de joie.»