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– Voici deux mille cinq cents francs; rendez à cette jeune fille l’or qu’elle vous a donné.

De plus en plus étonné, le recors prit les billets en hésitant, les examina en tous sens, les tourna, les retourna, finalement les empocha. Puis, sa grossièreté reprenant le dessus à mesure que son étonnement mêlé de frayeur se dissipait, il toisa Rodolphe et lui dit:

– Ils sont bons, vos billets; mais comment avez-vous entre les mains une somme pareille? Est-elle bien à vous, au moins? ajouta-t-il.

Rodolphe était très-modestement vêtu et couvert de poussière, grâce à son séjour dans le grenier de M. Pipelet.

– Je t’ai dit de rendre cet or à cette jeune fille, répondit Rodolphe d’une voix brève et dure.

– Je t’ai dit!!… et pourquoi donc que tu me tutoies?… s’écria le recors en s’avançant vers Rodolphe d’un air menaçant.

– Cet or!… cet or!… dit le prince en saisissant et en serrant si violemment le poignet de Malicorne que celui-ci plia sous cette étreinte de fer et s’écria:

– Oh! mais vous me faites mal… lâchez-moi!…

– Rends donc cet or!… Tu es payé, va-t’en… sans dire d’insolence, ou je te jette en bas de l’escalier.

– Eh bien! le voilà, cet or, dit Malicorne en remettant le rouleau à la jeune fille, mais ne me tutoyez pas et ne me maltraitez pas, parce que vous êtes plus fort que moi…

– C’est vrai… qui êtes-vous pour vous donner ces airs-là? dit Bourdin en s’abritant derrière son confrère, qui êtes-vous?

– Qui ça est, malappris?… c’est mon locataire… le roi des locataires, mal embouchés que vous êtes! s’écria Mme Pipelet, qui apparut, enfin tout essoufflée, et toujours coiffée de sa perruque blonde à la Titus. La portière tenait à la main un poêlon de terre rempli de soupe fumante qu’elle apportait charitablement aux Morel.

– Qu’est-ce qu’elle veut, cette vieille fouine? dit Bourdin.

– Si vous attaquez mon physique, je me jette sur vous et je vous mords, s’écria Mme Pipelet; et par là-dessus, mon locataire, mon roi des locataires vous fichera du haut en bas des escaliers, comme il le dit… et je vous balaierai comme un tas d’ordures que vous êtes.

– Cette vieille est capable d’ameuter la maison contre nous. Nous sommes payés, nous avons fait nos frais, filons! dit Bourdin à Malicorne.

– Voici vos pièces, dit celui-ci en jetant un dossier aux pieds de Morel.

– Ramasse!… on te paie pour être honnête, dit Rodolphe, et, arrêtant le recors d’une main vigoureuse, de l’autre il lui montra les papiers.

Sentant, à cette nouvelle et redoutable étreinte, qu’il ne pourrait lutter contre un pareil adversaire, le garde du commerce se baissa en murmurant, ramassa le dossier et le remit à Morel, qui le prit machinalement.

Il croyait rêver.

– Vous, quoique vous ayez une poigne de fort de la halle, ne tombez jamais sous notre coupe! dit Malicorne.

Et, après avoir montré le poing à Rodolphe, d’un saut il enjamba dix marches suivi de son complice, qui regardait derrière lui avec un certain effroi.

Mme Pipelet se mit en mesure de venger Rodolphe des menaces du recors; regardant son poêlon d’un air inspiré, elle s’écria héroïquement:

– Les dettes de Morel sont payées… ils vont avoir de quoi manger; ils n’ont plus besoin de ma pâtée: gare là-dessous!!

Et se penchant sur la rampe, la vieille vida le contenu de son poêlon sur le dos des deux recors, qui arrivaient en ce moment au premier étage.

– Et alllllez… donc! ajouta la portière, les voilà trempés comme une soupe… comme deux soupes… Eh! eh! eh! c’est le cas de le dire…

– Mille millions de tonnerres! s’écria Malicorne, inondé de la préparation ordinaire de Mme Pipelet, voulez-vous faire attention là-haut… vieille gaupe!

– Alfred! riposta Mme Pipelet en criant à tue-tête, d’une voix aigre à percer le tympan d’un sourd, Alfred! tape dessus, vieux chéri! Ils ont voulu faire les Bédouins avec ta Stasie (Anastasie). Ces deux indécents… ils m’ont saccagée… Tape dessus à grands coups de balai… Dis à l’écaillère et au rogomiste de t’aider… À vous! à vous! à vous! au chat! au chat! au voleur!… Kiss! kiss! kiss!… Brrrrr… Hou… hou… Tape dessus!… vieux chéri!!! Boum! boum!!!

Et, pour clore formidablement ces onomatopées, qu’elle avait accompagnées de trépignements furieux, Mme Pipelet, emportée par l’ivresse de la victoire, lança du haut en bas de l’escalier son poêlon de faïence, qui, se brisant avec un bruit épouvantable au moment où les recors, étourdis de ces cris affreux, descendaient quatre à quatre les dernières marches, augmenta prodigieusement leur effroi.

– Et alllllez donc! s’écria Anastasie en riant aux éclats et en se croisant les bras dans une attitude triomphante.

Pendant que Mme Pipelet poursuivait les recors de ses injures et de ses huées, Morel s’était jeté aux pieds de Rodolphe.

– Ah! monsieur, vous nous sauvez la vie!… À qui devons-nous ce secours inespéré?…

– À Dieu; vous le voyez, il a toujours pitié des honnêtes gens.

II Rigolette

Louise, la fille du lapidaire, était remarquablement belle, d’une beauté grave. Svelte et grande, elle tenait de la Junon antique par la régularité de ses traits sévères, et de la Diane chasseresse par l’élégance de sa taille élevée. Malgré le hâle de son teint, malgré la rougeur rugueuse de ses mains, d’un très-beau galbe, mais durcies par les travaux domestiques, malgré ses humbles vêtements, cette jeune fille avait un extérieur plein de noblesse, que l’artisan, dans son admiration paternelle, appelait un air de princesse.

Nous n’essaierons pas de peindre la reconnaissance et la stupeur joyeuse de cette famille, si brusquement arrachée à un sort épouvantable. Un moment même, dans cet enivrement subit, la mort de la petite fille fut oubliée.

Rodolphe seul remarqua l’extrême pâleur de Louise et la sombre préoccupation dont elle semblait toujours accablée, malgré la délivrance de son père.

Voulant rassurer complètement les Morel sur leur avenir et expliquer une libéralité qui pouvait compromettre son incognito, Rodolphe dit au lapidaire, qu’il emmena sur le palier, pendant que Rigolette préparait Louise à apprendre la mort de sa petite sœur:

– Avant-hier matin, une jeune dame est venue chez vous!

– Oui, monsieur, et elle a paru bien peinée de l’état où elle nous voyait.

– Après Dieu, c’est elle que vous devez remercier, non pas moi…

– Il serait vrai, monsieur!… cette jeune dame…

– Est votre bienfaitrice. J’ai souvent porté des étoffes chez elle; en venant louer ici une chambre au quatrième, j’ai appris par la portière votre cruelle position… Comptant sur la charité de cette dame, j’ai couru chez elle… et avant-hier elle était ici, afin de juger par elle-même de l’étendue de votre malheur; elle en a été douloureusement émue; mais comme ce malheur pouvait être le fruit de l’inconduite, elle m’a chargé de prendre moi-même, et le plus tôt possible, des renseignements sur vous, désirant proportionner ses bienfaits à votre probité.