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– Si vous n’avez que ça à mettre, ma voisine… voulez-vous que pendant ce temps-là j’apporte mes papiers chez vous?

– Bien volontiers, ça fait que vous verrez ma chambre, dit Rigolette avec orgueil, car mon ménage est déjà fait, ce qui vous prouve que je suis matinale, et que si vous êtes dormeur et paresseux… tant pis pour vous, je vous serai un mauvais voisinage.

Et, légère comme un oiseau, Rigolette descendit l’escalier, suivie de Rodolphe, qui alla chez lui se débarrasser de la poussière du grenier de M. Pipelet.

Nous dirons plus tard pourquoi Rodolphe n’était pas encore prévenu de l’enlèvement de Fleur-de-Marie, qui avait eu lieu la veille à la ferme de Bouqueval, et pourquoi il n’était pas venu visiter les Morel le lendemain de son entretien avec Mme d’Harville.

Nous rappellerons de plus au lecteur que, Mlle Rigolette sachant seule la nouvelle adresse de François Germain, fils de Mme Georges, Rodolphe avait un grand intérêt à pénétrer cet important secret.

La promenade au Temple qu’il venait de proposer à la grisette devait la mettre en confiance avec lui et le distraire des tristes pensées qu’avait éveillées en lui la mort de la petite fille de l’artisan.

L’enfant que Rodolphe regrettait amèrement avait dû mourir à peu près à cet âge…

C’était, en effet, à cet âge que Fleur-de-Marie avait été livrée à la Chouette, par la femme de charge du notaire Jacques Ferrand.

Nous dirons plus tard dans quel but et dans quelles circonstances.

Rodolphe, armé, par manière de contenance, d’un formidable rouleau de papiers, entra dans la chambre de Rigolette.

Rigolette était à peu près du même âge que la Goualeuse, son ancienne amie de prison.

Il y avait entre ces deux jeunes filles la différence qu’il y a entre le rire et les larmes;

Entre l’insouciance joyeuse et la rêverie mélancolique;

Entre l’imprévoyance la plus audacieuse et une sombre, une incessante préoccupation de l’avenir;

Entre une nature délicate, exquise, élevée, poétique, douloureusement sensible, incurablement blessée par le remords, et une nature gaie, vive, heureuse, mobile, prosaïque, irréfléchie, quoique bonne et complaisante.

Car, loin d’être égoïste, Rigolette n’avait de chagrins que ceux des autres; elle sympathisait de toutes ses forces, se dévouait corps et âme à ce qui souffrait, mais n’y songeait plus, le dos tourné, comme on dit vulgairement.

Souvent elle s’interrompait de rire aux éclats pour pleurer sincèrement, et elle s’interrompait de pleurer pour rire encore.

En véritable enfant de Paris, Rigolette préférait l’étourdissement au calme, le mouvement au repos, l’âpre et retentissante harmonie de l’orchestre des bals de la Chartreuse ou du Colisée au doux murmure du vent, des eaux et du feuillage;

Le tumulte assourdissant des carrefours de Paris à la solitude des champs;…

L’éblouissement des feux d’artifice, le flamboiement du bouquet, le fracas des bombes, à la sérénité d’une belle nuit pleine d’étoiles, d’ombre et de silence.

Hélas! oui, la bonne fille préférait franchement la boue noire des rues de la capitale au verdoiement des prés fleuris; ses pavés fangeux ou brûlants à la mousse fraîche ou veloutée des sentiers des bois parfumés de violettes; la poussière suffocante des barrières ou des boulevards au balancement des épis d’or, émaillés de l’écarlate des pavots sauvages et de l’azur des bluets…

Rigolette ne quittait sa chambre que le dimanche et le matin de chaque jour, pour faire sa provision de mouron, de pain, de lait et de millet pour elle et ses deux oiseaux, comme disait Mme Pipelet; mais elle vivait à Paris pour Paris. Elle eût été au désespoir d’habiter ailleurs que dans la capitale.

Autre anomalie: malgré ce goût des plaisirs parisiens, malgré la liberté ou plutôt l’abandon où elle se trouvait, étant seule au monde… malgré l’économie fabuleuse qu’il lui fallait mettre dans ses moindres dépenses pour vivre avec environ trente sous par jour, malgré la plus piquante, la plus espiègle, la plus adorable petite figure du monde, jamais Rigolette ne choisissait ses amoureux (nous ne dirons pas ses amants; l’avenir prouvera si l’on doit considérer les propos de Mme Pipelet, au sujet des voisins de la grisette, comme des calomnies ou des indiscrétions); Rigolette, disons-nous, ne choisissait ses amoureux que dans sa classe, c’est-à-dire ne choisissait que ses voisins, et cette égalité devant le loyer était loin d’être chimérique.

Un opulent et célèbre artiste, un moderne Raphaël dont Cabrion était le Jules Romain, avait vu un portrait de Rigolette, qui, dans cette étude d’après nature, n’était aucunement flattée. Frappé des traits charmants de la jeune fille, le maître soutint à son élève qu’il avait poétisé, idéalisé son modèle. Cabrion, fier de sa jolie voisine, proposa à son maître de la lui faire voir comme objet d’art, un dimanche, au bal de l’Ermitage. Le Raphaël, charmé de cette ravissante figure, fit tous ses efforts pour supplanter son Jules Romain. Les offres les plus séduisantes, les plus splendides, furent faites à la grisette: elle les refusa héroïquement, tandis que le dimanche, sans façon et sans scrupule, elle acceptait d’un voisin un modeste dîner au Méridien (cabaret renommé du boulevard du Temple) et une place de galerie à la Gaîté ou à l’Ambigu.

De telles intimités étaient fort compromettantes et pouvaient faire singulièrement soupçonner la vertu de Rigolette.

Sans nous expliquer encore à ce sujet, nous ferons remarquer qu’il est dans certaines délicatesses relatives des secrets et des abîmes impénétrables.

Quelques mots de la figure de la grisette, et nous introduirons Rodolphe dans la chambre de sa voisine.

Rigolette avait dix-huit ans à peine, une taille moyenne, petite même, mais si gracieusement tournée, si finement cambrée, si voluptueusement arrondie… mais qui répondait si bien à sa démarche à la fois leste et furtive, qu’elle paraissait accomplie: un pouce de plus lui eût fait beaucoup perdre de son gracieux ensemble; le mouvement de ses petits pieds, toujours irréprochablement chaussés de bottines de casimir à noir à semelle un peu épaisse, rappelait l’allure alerte, coquette et discrète de la caille ou de la bergeronnette. Elle ne semblait pas marcher, elle effleurait le pavé; elle glissait rapidement à sa surface.

Cette démarche particulière aux grisettes, à la fois agile, agaçante et légèrement effarouchée, doit être sans doute attribuée à trois causes:

À leur désir d’être trouvées jolies;

À leur crainte d’une admiration traduite… par une pantomime trop expressive;

À la préoccupation qu’elles ont toujours de perdre le moins de temps possible dans leurs pérégrinations.

Rodolphe n’avait encore vu Rigolette qu’au sombre jour de la mansarde des Morel ou sur un palier non moins obscur; il fut donc ébloui de l’éclatante fraîcheur de la jeune fille lorsqu’il entra doucement dans une chambre éclairée par deux larges croisées. Il resta un moment immobile, frappé du gracieux tableau qu’il avait sous les yeux.