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– Ah bien, oui! L’avenir, pour nous, c’était le dimanche et le lundi. L’été, nous les passions aux barrières; l’hiver, dans le faubourg.

– Puisque ces bonnes gens se convenaient si bien, puisqu’ils faisaient si fréquemment la noce, pourquoi ne se mariaient-ils pas?

– Un de leurs amis leur a demandé ça une fois devant moi.

– Eh bien?

– Ils ont répondu: «Si nous avons un jour des enfants, à la bonne heure! mais, pour nous deux, nous nous trouvons bien comme ça… À quoi bon nous forcer à faire ce que nous faisons de bon cœur? Ça serait des frais et nous n’avons pas d’argent de trop.» Mais, voyez un peu, reprit Rigolette, comme je bavarde. C’est qu’aussi, une fois que je suis sur le compte de ces braves gens, qui ont été si bons pour moi, je ne peux pas m’empêcher d’en parler longuement. Tenez, mon voisin, soyez assez gentil pour prendre mon châle sur le lit et pour me l’attacher là, sous le col de ma chemisette, avec cette grosse épingle, et nous allons descendre, car il nous faut le temps de choisir au Temple ce que vous voulez acheter pour ces pauvres Morel.

Rodolphe s’empressa d’obéir aux ordres de Rigolette; il prit sur le lit un grand châle tartan de couleur brune, à larges raies ponceau, et le posa soigneusement sur les charmantes épaules de Rigolette.

– Maintenant, mon voisin, relevez un peu mon col, pincez bien la robe et le châle ensemble, enfoncez l’épingle, et surtout prenez garde de me piquer.

Pour exécuter ces nouveaux commandements, il fallut que Rodolphe touchât presque ce cou d’ivoire, où se dessinait, si noire et si nette, l’attache des beaux cheveux d’ébène de Rigolette.

Le jour était bas, Rodolphe s’approcha… très-près… trop près sans doute, car la grisette jeta un petit cri effarouché.

Nous ne saurions dire la cause de ce petit cri.

Était-ce la pointe de l’épingle? Était-ce la bouche de Rodolphe qui avait effleuré ce cou blanc, frais et poli? Toujours est-il que Rigolette se retourna vivement et s’écria d’un air moitié riant, moitié triste, qui fit presque regretter à Rodolphe l’innocente liberté qu’il avait prise:

– Mon voisin, je ne vous prierai plus jamais d’attacher mon châle.

– Pardon, ma voisine… je suis si maladroit!

– Au contraire, monsieur, et c’est ce dont je me plains… Voyons, votre bras; mais soyez sage, ou nous nous fâcherons!

– Vrai, ma voisine, ce n’est pas faute… Votre joli cou était si blanc, que j’ai eu comme un éblouissement… Malgré moi ma tête s’est baissée… et…

– Bien, bien! À l’avenir j’aurai soin de ne plus vous donner de ces éblouissements-là, dit Rigolette en le menaçant du doigt; puis elle ferma sa porte. Tenez, mon voisin, prenez ma clef; elle est si grosse, qu’elle crèverait ma poche… C’est un vrai pistolet.

Et de rire.

Rodolphe se chargea (c’est le mot) d’une énorme clef qui aurait pu glorieusement figurer sur un de ces plats allégoriques que les vaincus viennent humblement offrir aux vainqueurs d’une ville.

Quoique Rodolphe se crût assez changé par les années pour ne pas être reconnu par Polidori, avant de passer devant la porte du charlatan, il releva le collet de son paletot.

– Mon voisin, n’oubliez pas de prévenir M. Pipelet que l’on va apporter des effets qu’il faudra monter dans votre chambre, dit Rigolette.

– Vous avez raison ma voisine; nous allons entrer un moment dans la loge du portier.

M. Pipelet, son éternel chapeau tromblon sur la tête, était, comme toujours, vêtu de son habit vert et gravement assis devant une table couverte de morceaux de cuir et de débris de chaussures de toutes sortes; il s’occupait alors de ressemeler une botte, avec le sérieux de la conscience qu’il mettait à toutes choses. Anastasie était absente de la loge.

– Eh bien! monsieur Pipelet, lui dit Rigolette, j’espère que voilà du nouveau! Grâce à mon voisin les pauvres Morel sont hors de peine… Quand on pense qu’on allait conduire le pauvre ouvrier en prison! Oh! ces gardes du commerce sont de vrais sans-cœur!

– Et des sans-mœurs, mademoiselle, ajouta M. Pipelet d’un ton courroucé en gesticulant, avec une botte en réparation dans laquelle il avait introduit sa main et son bras gauches. Non, je ne crains pas de le répéter à la face du ciel et des hommes, ce sont de grands sans-mœurs. Ils ont profité des ténèbres de l’escalier pour oser porter leurs gestes indécents jusque sur la taille de mon épouse! En entendant les cris de sa pudeur offensée, malgré moi j’ai cédé à la vivacité de mon caractère. Je ne le cache pas, mon premier mouvement a été de rester immobile et de devenir pourpre de honte, en songeant aux odieux attentats dont Anastasie venait d’être victime… comme me le prouvait l’égarement de sa raison, puisque, dans son délire, elle avait jeté son poêlon de faïence du haut en bas de l’escalier. À cet instant, ces affreux débauchés ont passé devant ma loge…

– Vous les avez poursuivis, j’espère, monsieur Pipelet? dit Rigolette, qui avait assez de peine à conserver son sérieux.

– J’y songeais, répondit M. Pipelet avec un profond soupir, lorsque j’ai réfléchi qu’il me faudrait affronter leurs regards, peut-être même leurs propos licencieux, cela m’a révolté, m’a mis hors de moi. Je ne suis pas plus méchant qu’un autre, mais quand ces éhontés ont passé devant la loge, mon sang n’a fait qu’un tour, et je n’ai pu m’empêcher de mettre brusquement ma main devant mes yeux, pour me dérober la vue de ces luxurieux malfaiteurs!!! Mais cela ne m’étonna pas, il devait m’arriver quelque chose de malheureux aujourd’hui, j’avais rêvé de ce monstre de Cabrion!

Rigolette sourit, et le bruit des soupirs de M. Pipelet se confondit avec les coups de marteau qu’il appliquait sur la semelle de sa vieille botte.

D’après les réflexions d’Alfred, il résultait qu’Anastasie s’était outrageusement vantée, imitant à sa manière le coquet manège de ces femmes qui, pour raviver le feu de leurs maris ou de leurs amants, se disent incessamment et dangereusement courtisées.

– Mon voisin, dit tout bas Rigolette à Rodolphe, laissez croire à ce pauvre M. Pipelet qu’on a agacé sa femme: intérieurement ça le flatte.

Ne voulant pas, en effet, détruire l’illusion dont se berçait M. Pipelet, Rodolphe lui dit:

– Vous avez sagement pris le parti des sages, mon cher monsieur Pipelet, celui du mépris. D’ailleurs, la vertu de Mme Pipelet est au-dessus de toute atteinte.

– Sa vertu, monsieur… sa vertu! Et Alfred recommença de gesticuler avec sa botte au bras, j’en porterais ma tête sur l’échafaud! La gloire du grand Napoléon… et la vertu d’Anastasie… j’en peux répondre comme de mon propre honneur, monsieur!

– Et vous avez raison, monsieur Pipelet. Mais oubliez ces misérables recors; veuillez, je vous prie, me rendre un service.

– L’homme est né pour s’entraider, répliqua M. Pipelet d’un ton sentencieux et mélancolique; à plus forte raison, lorsqu’il est question d’un aussi bon locataire que monsieur.