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«Celui-là, il faudra le mater au départ. J'aurai du mal avec lui, mais il est gentil.» Demain, continua-t-elle à voix haute, il faut qu'ils aient des lits.

– Si vous avez des courses à faire, proposa Jacquemort, je suis là. Ne vous gênez pas.

– C'est une idée, dit Clémentine. Comme ça, vous ne resterez pas à ne rien faire.

– Ce n'est guère mon habitude, dit Jacquemort.

– Mais vous risquez de la prendre ici, répondit-elle. Allez, maintenant. Allez-vous-en tous les deux. Commandez trois lits chez le menuisier. Deux petits et un plus grand. Et dites-lui de soigner le travail. Et envoyez-moi Blanche en passant.

– Oui, ma douce, dit Angel.

Il se pencha pour l'embrasser et se releva. Jacquemort s'effaça devant Angel qui sortit. Le psychiatre referma la porte et le suivit.

– Où est Blanche? demanda-t-il.

– En bas…, dit Angel. Dans la lavanderie. En train de nettoyer. Allons déjeuner. On s'occupera des courses ensuite.

– J'irai, dit Jacquemort. Vous resterez ici. Je n'ai pas envie de recommencer à discuter comme tout à l'heure. C'est épuisant. Et ce n'est pas mon métier. Après tout, le rôle d'un psychiatre, c'est clair. C'est de psychiatrer.

XI

Jacquemort franchit la grille pour la seconde fois dans ce sens et reprit le chemin du village. À sa droite, le mur du jardin, puis le flanc de la falaise et la mer, très loin. A gauche, des champs cultivés, des arbres çà et là, des haies. Un puits qu'il n'avait pas remarqué le matin le surprit par son couronnement de pierre patinée et ses deux hautes colonnes de pierre entre lesquelles un boisseau de frêne supportait une chaîne rugueuse rouillée. L'eau du puits bouillottait dans le fond, couronnant la margelle d'un nuage vite effiloché par la carde bleue du ciel.

Les premières maisons lui apparurent, de loin, elles frappaient par leur rudesse. C'étaient des fermes en forme d'U, les branches de l'U dirigées vers la route. D'abord, il n'y en avait qu'une ou deux, à droite. Leur cour présentait l'habituelle disposition: carrée, un grand bassin au milieu, plein d'une eau noire peuplée d'écrevisses et de vibrouzes; à main gauche, l'aile où logeaient le fermier et sa famille; à droite et au fond, les étables et les écuries, réparties au premier étage, auxquelles le bétail accédait par une rampe assez raide. Leur soubassement de forts piliers encadrait des cuves où venaient s'accumuler, par gravité, le fumier et les merdes. Celles des étables qui n'étaient pas occupées abritaient la paille, le grain et les réserves de fourrage. Dans un réduit spécial, bien aménagé, on culbutait les filles de ferme. La cour elle-même était pavée de granit gris coupé de bandes bien entretenues de cette herbe cylindrique et spongieuse qui bordait aussi la route.

Jacquemort continuait d'avancer sans voir personne. Les fermes se firent plus nombreuses. Maintenant, il y en avait aussi à gauche et le chemin plus large obliquait de ce côté. Il se doubla soudain d'un ruisseau rouge dont la surface arrivait presque au ras du sol, sans une ride, sans un pli, et sur lequel flottaient des débris non identifiables, comme après la digestion. Il courait maintenant, çà et là, la rumeur peu explétive des maisons vides. Jacquemort tentait de scinder en parfums individualisés les bouffées complexes qui le frappaient au droit de chaque bâtiment.

Le ruisseau l'intriguait. D'abord, il n'y avait rien eu, puis, tout à coup, il coulait large, plein jusqu'au bord, comme sous une membrane tendue. De la couleur de la bave du crache-sang, rouge clair et opaque. Une gouache d'eau. Jacquemort ramassa un caillou et le jeta dedans. Il s'enfonça discrètement, sans éclabousser, comme dans un fleuve de duvet.

Le chemin s'épanouit en une place oblongue, rehaussée d'un terre-plein où des arbres alignés maintenaient une ombre tranquille. Bifide, la chaussée contournait le terre-plein. À droite, il y avait une certaine animation et Jacquemort se dirigea de ce côté-là.

Il vit en arrivant que c'était seulement la foire aux vieux. Il y avait un banc de bois, exposé au soleil, et des grosses pierres sur lesquelles s'asseyaient les derniers arrivés. Des vieux s'alignaient sur le banc et trois des pierres étaient déjà occupées. On pouvait compter sept hommes et cinq femmes. Le maquignon municipal était debout devant le banc, son registre de moleskine sous le bras. Il portait un vieux costume de velours marron et des chaussures à clous, et, malgré la chaleur, il était coiffé d'une ignoble casquette en peau de taupe. Il sentait mauvais et les vieux encore plus. Plusieurs restaient immobiles, les mains croisées sur leur bâton poli par l'usage, tout couverts d'étoffes sales et informes, pas rasés, pleins de rides pleines de crasse, les yeux plissés d'avoir trop travaillé au soleil. Ils mâchonnaient de leurs bouches édentées aux chicots puants.

– Allons, dit le maquignon, celui-ci n'est pas cher et il fera encore bon usage. Voyons, Lalouët, tu ne le veux pas pour tes gosses? Il peut encore en voir, tu sais.

– Et il pourra leur en montrer! dit un homme.

– Ah çà! oui! approuva le maquignon municipal. Tiens, viens là, vieux machin.

Il le fit lever. L'autre, tout courbé, avança d'un pas.

– Montre-leur-z-y voir ce que t'as dans ta culotte! dit le maquignon.

De ses doigts tremblants, le vieux commença de défaire sa braguette. Les bords en étaient luisants d'usure et de graisse. Les gens s'esclaffèrent.

– Regardez ça! dit Lalouët. Mais c'est vrai qu'il a encore quelque chose!

Il se pencha sur le vieux et soupesa la misérable chiffe en se tordant de rire.

– Ah! Tiens! Je le prends, dit-il au maquignon. Je t'en donne cent francs.

– Adjugé! dit le maquignon. Jacquemort savait qu'à la campagne c'est courant, mais il assistait pour la première fois à une foire aux vieux et le spectacle le surprenait. Le vieux se reboutonna et attendit.

– File, viû chûin! dit Lalouët en lui donnant un coup de pied qui le fit trébucher. Allez, les gosses, amusez-vous.

Le vieux se mit en route à petits pas. Deux enfants se détachèrent du groupe. L'un d'eux se mit à lui cingler le dos avec une badine et l'autre s'accrocha à son cou pour le faire tomber. Le vieux s'étala, le nez dans la poussière. Les hommes ne regardaient pas. Seul Jacquemort, fasciné, observait les enfants. Le vieux se mit à genoux, son nez écorché saignait et il cracha quelque chose. Jacquemort se détourna et regagna le groupe principal. Le maquignon faisait l'article pour une femme de soixante-dix ans à peu près, grosse et courte, dont les cheveux rares et graisseux dépassaient un vieux fichu noir.

– Allez, celle-là est en bon état, dit-il. Qui en veut? Elle a point de dents. Ça peut être commode.

Jacquemort se sentait un peu écœuré. Il regarda avec plus d'attention les figures qui l'entouraient. C'étaient des hommes de trente-cinq à quarante ans, solides, durs, coiffés de casquettes posées bien d'aplomb sur leur tête. La race paraissait trapue et résistante. Quelques-uns portaient la moustache. C'est une preuve.

– Soixante francs l'Adèle! continua le maquignon. Et pas de dents pour ce prix-là. Une affaire. Toi Chrétien? Et toi, Nufère?

Il assena une grande claque sur le dos de la vieille.

– Lève-toi, vieille bourrique, qu'on te voie! Allons, c'est une affaire.

La vieille se leva.

– Tourne-toi, dit le maquignon. Montre tes fesses à la compagnie. Regardez ça, vous autres!

Jacquemort s'efforçait de ne pas regarder. La vieille sentait si mauvais qu'il pensa tourner de l'œil. Il entrevit l'horrible masse graisseuse et boursouflé de varices.

– Cinquante…, dit une voix aigre.

– Prends-la, elle est à toi! s'exclama le maquignon. Avant même que la vieille ait eu le temps de rabattre sa jupe de cotonnade, il la poussa d'une énorme claque. Jacquemort était près d'un énorme colosse brun, qui riait de bon cœur. Il lui posa la main sur le bras.