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– Il y en a plein, dit Angel. Vous aurez la nurse quand vous voudrez. Et les gens du village ne refuseront pas. Ce sont des gens un peu grossiers, mais intéressants et riches.

Jacquemort se frotta les mains.

– Il va m'en falloir des tas, dit-il. Je fais une forte consommation de mentalités.

– Comment ca?

– Je dois vous expliquer pourquoi je suis venu ici, dit Jacquemort. Je cherchais un coin tranquille pour une expérience. Voilà: représentez-vous le petit Jacquemort comme une capacité vide.

– Un tonneau? proposa Angel. Vous avez bu?

– Non, dit Jacquemort. Je suis vide. Je n'ai que gestes, réflexes, habitudes. Je veux me remplir. C'est pourquoi je psychanalyse les gens. Mais mon tonneau est un tonneau des Danaïdes. Je n'assimile pas. Je leur prends leurs pensées, leurs complexes, leurs hésitations, et rien ne m'en reste. Je n'assimile pas; ou j'assimile trop bien…, c'est la même chose. Bien sûr, je conserve des mots, des contenants, des étiquettes; je connais les termes sous lesquels on range les passions, les émotions, mais je ne les éprouve pas.

– Alors, cette expérience, dit Angel. Vous avez tout de même le désir de cette expérience?

– Certes, dit Jacquemort. J'ai le désir de cette expérience. De quelle expérience au fait? Voilà. Je veux faire une psychanalyse intégrale. Je suis un illuminé.

Angel haussa les épaules.

– Ça s'est déjà fait? dit-il.

– Non, dit Jacquemort. Celui que je psychanalyserai comme ça, il faudra qu'il me dise tout. Tout. Ses pensées les plus intimes. Ses secrets les plus poignants, ses idées cachées, ce qu'il n'ose pas s'avouer à lui-même, tout, tout et le reste, et encore ce qu'il y a par-derrière. Aucun analyste ne l'a fait. Je veux voir jusqu'où on peut aller. Je veux des envies et des désirs et je prendrai ceux des autres. Je suppose que s'il ne m'en est rien resté jusqu'ici, c'est que je n'ai pas été assez loin. Je veux réaliser une espèce d'identification. Savoir qu'il existe des passions et ne pas les ressentir, c'est affreux.

– Je vous assure, dit Angel, que vous avez au moins ce désir-là et que cela suffit à faire que vous ne soyez pas si vide.

– Je n'ai aucune raison de faire une chose plutôt qu'une autre, dit Jacquemort. Et je veux prendre aux autres les raisons qu'ils ont.

Ils approchaient du mur de derrière. Symétrique par rapport à la maison du portail par lequel Jacquemort avait pénétré la veille dans le jardin, une haute grille dorée s'élevait, rompant la monotonie des pierres.

– Mon cher ami, dit Angel, permettez-moi de vous répéter qu'avoir envie d'avoir des envies c'est déjà une passion suffisante. La preuve, c'est que cela vous fait agir.

Le psychiatre caressa sa barbe rousse et se mit à rire.

– Cela prouve cependant en même temps le manque d'envies, dit-il.

– Mais non, dit Angel. Pour ne pas avoir de désirs ni d'orientations, il faudrait que vous eussiez subi un conditionnement social parfaitement neutre. Que vous soyez indemne de toute influence, et sans passé intérieur.

– C'est le cas, dit Jacquemort. Je suis né l'année dernière, tel que vous me voyez devant vous. Regardez ma carte d'identité.

Il la tendit à Angel qui la prit et l'examina.

– C'est exact, dit Angel en la lui rendant. C'est une erreur.

– Écoutez-vous parler!… protesta Jacquemort outré.

– Ça se complète très bien, dit Angel. Il est exact que ce soit écrit, mais ce qui est écrit est une erreur.

– J'avais pourtant une notice à côté de moi, dit Jacquemort. «Psychiatre. Vide. A remplir.» Une notice! C'est indiscutable. C'est imprimé.

– Alors? dit Angel.

– Alors, vous voyez bien que ça ne vient pas de moi, ce désir de me remplir, dit Jacquemort. Que c'était joué d'avance. Que je n'étais pas libre.

– Mais si, répondit Angel. Puisque vous avez un désir, vous êtes libre.

– Et si je n'en avais pas du tout? Pas même celui-là?

– Vous seriez un mort.

– Ah! zut! s'écria Jacquemort. Je ne discuterai plus avec vous. Vous me faites peur.

Ils avaient franchi la grille et foulaient le chemin qui mène au village. Le sol était blanc et poussiéreux. Des deux côtés croissait une herbe cylindrique, vert foncé, spongieuse, comme des crayons de gélatine.

– Enfin, protesta Jacquemort, c'est le contraire. On n'est libre que lorsqu'on n'a envie de rien, et un être parfaitement libre n'aurait envie de rien. C'est parce que je n'ai envie de rien que je me conclus libre.

– Mais non, dit Angel. Puisque vous avez envie d'avoir des envies, vous avez envie de quelque chose et tout ça est faux!

– Oh! Oh! Oh! s'exclama Jacquemort de plus en plus outré. Enfin, vouloir quelque chose, c'est être enchaîné à son désir.

– Mais non, dit Angel. La liberté, c'est le désir qui vient de vous. D'ailleurs…

Il s'arrêta.

– D'ailleurs, dit Jacquemort, vous vous payez ma tête, et c'est tout. Je psychanalyserai des gens et je leur prendrai des vrais désirs, des vouloirs, du choix et tout, et vous me faites suer.

– Tenez, dit Angel, qui réfléchissait, faisons une expérience: essayez un instant avec sincérité de cesser complètement de désirer les envies des autres en l'occurrence. Essayez. Soyez honnête.

– J'accepte, dit Jacquemort.

Ils s'arrêtèrent au bord de la route. Le psychiatre ferma les yeux, sembla se détendre. Angel le surveillait avec attention.

Il se fit comme une brisure de couleur dans la tonalité de la figure de Jacquemort. Subtilement, une certaine transparence envahit ce qu'on voyait de son corps, ses mains, son cou, sa figure.

– Regardez vos doigts…, murmura Angel. Jacquemort ouvrit des yeux presque incolores. Il vit, à travers sa main droite, un silex noir sur le sol. Puis, comme il se ressaisissait, la transparence disparut et il se solidifia de nouveau.

– Vous voyez bien, dit Angel. En pleine relaxation, vous n'existez plus.

– Ah! dit Jacquemort. Vraiment vous vous leurrez. Si vous croyez qu'un tour de passe-passe va avoir raison de ma conviction… Expliquez-moi votre truc…

– Bien, dit Angel. Je suis heureux de voir que vous êtes de mauvaise foi et insensible à l'évidence. C'est dans l'ordre des choses. Un psychiatre doit avoir mauvaise conscience.

Ils étaient parvenus à l'orée du village et, d'un commun accord, rebroussèrent chemin.

– Votre femme a envie de vous voir, dit Jacquemort.

– Vous n'en savez rien, dit Angel.

– Je le pressens, dit Jacquemort. Je suis un idéaliste. Arrivés à la maison, ils montèrent l'escalier. La rampe de chêne sculpté s'aplatit servilement sous la poigne robuste de Jacquemort. Angel entra le premier dans la chambre de Clémentine.

X

Il s'arrêta sur le seuil. Jacquemort, derrière lui, attendait.

– Tu veux bien que je vienne? demanda Angel.

– Entre, dit Clémentine.

Elle le regarda, ni amie, ni ennemie. Il restait debout, sans oser s'asseoir sur le lit, de peur de la déranger.

– Je ne peux plus guère me fier à toi, dit-elle. Une femme ne peut plus se fier aux hommes à partir du moment où un homme lui a fait des enfants. Et particulièrement pas à celui-là.

– Ma Clémentine, dit Angel, tu as eu bien mal.

Elle secoua la tête. Elle ne voulait pas se laisser plaindre.

– Je me lèverai demain, dit-elle. Dans six mois, il faut qu'ils sachent marcher. Dans un an, ils liront.

– Tu vas mieux, dit Angel. Je te retrouve.

– Ce n'était pas une maladie, dit-elle. C'est fini maintenant. Et ça ne recommencera plus. Dimanche, il faut qu'ils soient baptisés. Ils s'appelleront Joël, Noël et Citroën. C'est décidé.

– Joël et Noël, dit Angel, ce n'est pas bien joli. Tu avais encore Azraël, Nathanaël et même Ariel. Ou Prùnel.

– Tu n'y changeras rien, dit Clémentine, la voix précise. Joël et Noël pour les jumeaux. Citroën pour le troisième.

Elle dit à mi-voix, pour elle: