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XV

31 août,

La chambre de Jacquemort était au premier étage, tout au bout du long couloir carrelé, vers la mer. Les cheveux raides d'un dracoena s'inscrivaient dans le cadre de la vitre inférieure. Au-dessus de leurs lames vertes, il y avait la mer. La pièce carrée, pas bien haute, entièrement recouverte de voliges jointives de pin verni, sentait la résine. Au plafond, de longs madriers de pin, vernis eux aussi, dessinaient le squelette du toit, un peu en pente, étayé, aux angles, de contre-fiches obliques grossièrement taillées. Le mobilier comprenait un lit bas de bois de citronnier, un bureau assez important, à dessus de maroquin rouge, un fauteuil assorti et une armoire combinée, dont la glace reflétait la fenêtre. Le sol était carrelé, comme le reste de la maison, mais de petits losanges poreux jaune clair, à moitié dissimulés par un épais tapis de laine noire. Il n'y avait rien aux murs, ni images, ni photos. Une porte basse menait à la salle de bains.

Jacquemort termina sa toilette et s'habilla pour sortir. Il avait abandonné son costume professionnel de psychiatre et revêtait maintenant un pantalon de peau souple assez ajusté, une chemise de soie pourpre et une ample veste de velours marron, assortie à la couleur du pantalon. Il noua les lanières de ses sandales pourpres et sortit de sa chambre. Il lui fallait se rendre au village pour s'entendre avec le curé sur la cérémonie de dimanche et, en conséquence, il se vêtait simplement.

Dans le couloir, il entrevit Clémentine qui regagnait sa chambre. Elle se levait pour la première fois et venait de faire un tour au jardin. Elle lui fit un signe de la main avant de refermer sa porte.

Il descendit. Angel dormait encore. Sans attendre le petit déjeuner, Jacquemort passa dans le jardin. Les feuilles des arioles fauves crissaient au vent frais du matin.

Le sol était sec comme de l'amiante. Comme la veille, l'eau du puits bouillait, et le ciel, transparent jusqu'à l'os, ne recelait aucune promesse de pluie. Jacquemort prit le chemin du village, que l'habitude déjà rendait moins long.

Il n'avait pas encore vu l'église, dont le clocher s'élevait assez peu au-dessus des maisons et des fermes voisines. Pour y parvenir, il dut suivre le ruisseau rouge pendant longtemps. Il regardait l'eau massive, un peu hérissé à la pensée de tout ce qui se cachait sous cette surface tendue.

Le chemin tournait, le ruisseau aussi. Les bâtisses grises qui le bordaient sur la gauche masquaient à Jacquemort le delà du coude.

Encore cinquante mètres et, assez loin devant lui, surgit l'église. Et, sur le ruisseau rouge, une barque immobile. Les avirons pendaient de part et d'autre. Derrière la proue qui se présentait à lui de trois quarts, il aperçut une forme sombre, animée de mouvements imprécis, et se rapprocha pour comprendre.

Lorsqu'il fut au niveau de la barque, il vit l'homme s'accrocher au bord et s'efforcer d'y remonter. L'eau du ruisseau rouge passait sur ses vêtements, en perles vives, sans les mouiller. Sa tête apparut au-dessus du plat-bord. La barque s'agitait, roulait au gré de ses efforts. Jacquemort distingua enfin la figure de l'homme, qui, dans une dernière tentative, réussit à passer un bras et une jambe et s'affala au fond de la barque. C'était un homme assez âgé. Il avait un visage creusé, des yeux bleus lointains. Il était entièrement rasé et ses cheveux blancs et longs lui donnaient une expression à la fois digne et débonnaire, mais sa bouche, au repos, se marquait d'amertume. Présentement, il tenait entre ses dents un objet que Jacquemort ne put identifier. Jacquemort le héla:

– Vous êtes en difficulté? demanda-t-il.

L'homme se redressa et réussit à s'asseoir. Il lâcha ce qu'il venait de ramener avec ses mâchoires.

– Que dites-vous? demanda-t-il.

Il se courba sur ses avirons et rapprocha sa barque de la rive. En quelques coups de rames il accosta. De la sorte, Jacquemort constata que la rive plongeait verticalement sous l'eau comme une faille.

– Vous avez besoin d'aide? demanda Jacquemort. L'homme le regarda. Il était vêtu d'un sac et de loques informes.

– Vous êtes étranger? dit-il.

– Oui, répondit Jacquemort.

– Sans ça, vous ne me parleriez pas comme ça, remarqua l'homme presque pour lui.

– Vous auriez pu vous noyer, dit Jacquemort.

– Pas dans cette eau, dit l'homme. Elle est variable; certaines fois, elle ne porte pas le bois, d'autres fois, des pierres peuvent rester à sa surface; mais les corps y flottent toujours sans s'enfoncer.

– Qu'est-ce qui est arrivé? demanda Jacquemort. Vous êtes tombé de la barque?

– Je faisais mon travail, dit l'homme. On jette les choses mortes dans cette eau pour que je les repêche. Avec mes dents. Je suis payé pour ça.

– Mais un filet ferait aussi bien l'affaire, dit Jacquemort.

Il ressentait une sorte d'inquiétude, l'impression de parler à quelqu'un d'une autre planète. Sensation bien connue, certes, certes.

– Il faut que je les repêche avec mes dents, dit l'homme. Les choses mortes ou les choses pourries. On les jette pour cela. Souvent on les laisse pourrir exprès pour pouvoir les jeter. Et je dois les prendre avec mes dents. Pour qu'elles crèvent entre mes dents. Qu'elles me souillent le visage.

– On vous paie cher pour cela? demanda Jacquemort.

– On me fournit la barque, dit l'homme, et on me paie de honte et d'or.

Au mot «honte», Jacquemort fit un geste de recul et s'en voulut.

– J'ai une maison, dit l'homme, qui avait remarqué le mouvement de Jacquemort et souriait. On me donne à manger. On me donne de l'or. Beaucoup d'or. Mais je n'ai pas e droit de le dépenser. Personne ne veut rien me vendre. J'ai une maison et beaucoup d'or, mais je dois digérer la honte de tout le village. Ils me paient pour que j'aie des remords à leur place. De tout ce qu'ils font de mal ou d'impie. De tous leurs vices. De leurs crimes. De la foire aux vieux. Des bêtes torturées. Des apprentis. Et des ordures.

Il s'arrêta un instant.

– Mais tout ça ne peut pas vous intéresser, reprit-il. Vous n'avez pas l'intention de rester ici?

Il y eut un long silence.

– Si, dit enfin Jacquemort. Je vais rester ici.

– Alors, vous serez comme les autres, dit l'homme. Vous aussi vous vivrez la conscience libre, et vous vous déchargerez sur moi du poids de votre honte. Et vous me donnerez de l'or. Mais vous ne me vendrez rien contre mon or.

– Comment vous appelez-vous? demanda Jacquemort.

– La Gloïre, dit l'homme. Ils m'appellent La Gloïre. C'est le nom de la barque. Moi je n'en ai plus.

– Je vous reverrai…, dit Jacquemort.

– Vous serez comme eux, dit l'homme. Vous ne me parlerez plus. Vous me paierez. Et vous me jetterez vos charognes. Et votre honte.

– Mais pourquoi le faites-vous? demanda Jacquemort. L'homme haussa les épaules.

– Avant moi, il y en avait un autre, dit-il.

– Mais comment l'avez-vous remplacé? insista Jacquemort.

– Le premier qui a plus honte que moi prend la place, dit l'homme. Ils se sont toujours conduits comme ça dans ce village. Ils sont très croyants. Ils ont leur conscience pour eux. Jamais de remords. Mais celui qui faiblit… Celui qui se révolte…

– On l'embarque sur La Gloïre…, acheva Jacquemort. Et vous vous êtes révolté.

– Oh! ça n'arrive plus très souvent…, dit l'homme. Peut-être que je serai le dernier. Ma mère n'était pas d'ici.

Il se remit en position et se courba sur ses avirons.

– Je dois travailler, dit-il. Au revoir.

– Au revoir, dit Jacquemort. Il le regarda s'éloigner lentement sur la moire rouge de l'eau et reprit sa marche. L'église, un œuf de poule sur un nid, n'était plus très loin. Quand il y arriva, il monta rapidement les sept marches et entra. Avant de parler au curé, il voulait jeter un coup d'œil à l'intérieur.