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Jacquemort saisit un outil dans sa trousse et, d'une main experte, rasa le pubis. Puis, d'un trait de peinture blanche, il circonscrivit le champ opératoire. La nurse le regardait faire, un peu stupéfaite car ses connaissances en obstétrique n'allaient guère au-delà du vêlage.

– Avez-vous un Larousse médical! demanda Jacquemort en rangeant son pinceau.

Ceci dit et fait, il se pencha sur son œuvre et souffla sur la peinture pour qu'elle sèche plus vite.

– J'ai que le Catalogue général de la Manufacture française d'armes et cycles de Saint-Etienne, répondit la nurse.

– C'est embêtant, dit Jacquemort. Ça nous renseignerait peut-être.

Sans écouter la réponse, il laissa errer ses yeux au hasard de la pièce et son regard tomba sur la porte derrière laquelle Angel s'ennuyait.

– Qui s'ennuie derrière cette porte? demanda-t-il.

– C'est Monsieur…, répondit la nurse. Il est enfermé. À ce moment, la mère sortit de sa torpeur et poussa une série de cris suraigus. Ses poings se crispaient et se décontractaient. Jacquemort se tourna vers la nurse:

– Vous avez un bassin? demanda-t-il.

– J' m'en vais en chercher un, répondit la nurse.

– Remuez-vous, créature stupide, dit Jacquemort. Vous voulez donc qu'elle nous gâte une paire de draps?

Elle sortit en trombe et Jacquemort l'entendit avec satisfaction se casser la figure dans l'escalier.

Il s'approcha de la femme. Tendrement, il caressa le visage épouvanté. Elle lui saisit le poignet de ses deux mains crispées.

– Vous voulez voir votre mari? demanda-t-il.

– Oh! oui, répondit-elle. Mais donnez-moi d'abord le revolver, dans l'armoire…

Jacquemort hocha la tête. La nurse revint, munie d'un baquet ovale à éplucher les chiens.

– C'est tout ce que j'ai, dit-elle. Faut vous en accommoder.

– Aidez-moi à le lui glisser sous les reins, dit Jacquemort.

– Le bord est coupant, remarqua la nurse.

– Apparemment, opina l'autre, on les punit de cette façon-là.

– Ça n'a pas de sens, marmonna la nurse. Elle n'a rien fait de mal.

– Et qu'est-ce qu'elle a fait de bien?

Le dos épaissi de la mère reposait sur le bord du baquet plat.

– Maintenant, soupira Jacquemort, comment procède-t-on? Ce n'est pas du tout un travail de psychiatre, cette affaire-là…

IV

Il s'interrogeait, incertain. La femme se taisait et la domestique, immobile, le regardait, le visage dénué d'expression.

– Il faut qu'elle perde les eaux, dit-elle. Jacquemort, sans réagir, approuva. Puis, frappé, il releva la tête. La lumière baissait.

– C'est le soleil qui se cache? demanda-t-il.

La bonne alla regarder. Le jour s'envolait derrière la falaise et un vent silencieux venait de se lever. Elle revint, inquiète.

– Je ne sais pas ce qui arrive…, murmura-t-elle. Dans la chambre, on ne distinguait rien qu'une phosphorescence autour du miroir de la cheminée.

– On va s'asseoir et attendre, suggéra Jacquemort à voix douce.

Il montait de la fenêtre une odeur d'herbes amères et de poussière. Le jour avait totalement disparu. Dans le creux d'ombre de la chambre, la mère se mit à parler.

– Je n'en aurai plus, dit-elle. Jamais plus je n'en voudrai.

Jacquemort se boucha les oreilles. Elle avait une voix d'ongles sur du cuivre. La nurse sanglota, terrorisée. La voix envahissait la tête de Jacquemort et lui lardait le cerveau.

– Ils vont sortir, dit la mère avec un rire dur. Ils vont sortir et me faire mal et ce sera seulement le commencement.

Le lit commençait à geindre. La mère haletait dans le silence, et la voix reprit:

– Il y aura des années, des années, et chaque heure, chaque seconde sera peut-être le but, et toute cette douleur n'aura servi qu'à cela et à me faire mal pour tout le temps.

– Assez, murmura Jacquemort avec netteté.

La mère, maintenant, hurlait à se lacérer la gorge. Les yeux du psychiatre s'accoutumaient à la lueur émanée du miroir. Il vit la femme gisante, le corps arqué, s'efforcer de tous ses membres. Elle poussa de longs cris successifs, et la voix retentissait aux oreilles de Jacquemort comme un voile de brume aigre et collante. Et subitement, entre le dièdre des jambes levées, parurent, l'une après l'autre, deux taches plus claires. Il devina les gestes de la nurse, qui s'arrachait à sa terreur pour saisir les deux enfants, qu'elle roula dans du linge.

– Encore un, dit-il pour lui.

La mère, torturée, semblait près d'abandonner. Jacquemort se mit debout. Comme le troisième bébé arrivait, il le saisit adroitement, aida la femme. Brisée, elle retomba. La nuit se déchirait sans bruit, la lumière entrait dans la chambre, et la femme reposait, sa tête tournée sur le côté. De grands cernes marquaient son visage abîmé par le travail. Jacquemort s'épongea le front et le cou, s'étonna d'entendre les bruits du jardin, dehors. La nurse achevait d'envelopper le dernier bébé, qu'elle coucha près des deux autres, sur le lit. Elle alla jusqu'à l'armoire, à qui elle prit un drap qu'elle déploya dans la longueur.

– Je vais lui bander le ventre, dit-elle. Et il faut qu'elle dorme. Vous, allez-vous-en.

– Vous avez coupé les cordons? s'enquit Jacquemort. Ligaturez-les bien serré.

– J'ai fait des rosettes, dit la nurse. Ça tient aussi bien et c'est plus élégant.

Il acquiesça, abruti.

– Allez retrouver Monsieur, suggéra la nurse. Jacquemort s'approcha de la porte derrière laquelle Angel attendait. Il tourna la clé et entra.

V

Angel était assis sur une chaise, le dos cassé à angle rond, le corps encore sonore des cris de Clémentine. Au bruit de la serrure, il leva la tête. La barbe rousse du psychiatre le surprit.

– Je m'appelle Jacquemort, expliqua celui-ci. Je passais sur le chemin et j'ai entendu des cris.

– C'était Clémentine, dit Angel. Tout s'est bien passé? C'est fini? Dites?

– Vous êtes trois fois père, dit Jacquemort. Angel s'étonna:

– Des trumeaux?

– Des jumeaux et un isolé, précisa Jacquemort. Il est sorti nettement après. C'est le signe d'une forte personnalité.

– Comment va-t-elle? demanda Angel.

– Elle va bien, dit Jacquemort. Vous la verrez un peu plus tard.

– Elle est très montée contre moi, dit Angel. Elle m'a enfermé.

Emporté par les conventions, il ajouta:

– Vous voulez prendre quelque chose? Il se leva péniblement.

– Merci, dit Jacquemort. Pas maintenant.

– Qu'est-ce que vous faites ici? demanda Angel. Vous venez passer les vacances?

– Oui, dit Jacquemort. Je pense que je ne serai pas mal chez vous, puisque vous me le proposez.

– C'est une chance que vous vous soyez trouvé là, dit Angel.

– Il n'y a pas de docteur? demanda Jacquemort.

– J'étais enfermé, dit Angel. Je n'ai pas pu m'en occuper. C'est la fille de ferme qui devait tout faire. Elle est dévouée.

– Ah!… dit Jacquemort.

Ils se turent. Jacquemort peignait sa barbe rousse de ses cinq doigts écartés. Ses yeux bleus brillaient dans le soleil de la chambre. Angel le regarda attentivement. Le psychiatre portait un complet de tissu noir très souple, des pantalons collants à sous-pieds et un veston long et boutonné haut, qui réduisait sa carrure. Il avait aux pieds des sandales découpées de cuir verni noir et une chemise de satin lilas bouillonnait dans l'échancrure de son col. Il était follement simple.

– Je suis content que vous restiez là, dit Angel.

– Venez voir votre femme, maintenant, proposa l'autre.