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XXIX

75 marillet.

Les trois lunes jaunes, une pour chacun, venaient de se poser devant la fenêtre et jouaient à faire des grimaces aux frères. Ils s'étaient fourrés tous les trois, en chemise de nuit, dans le lit de Citroën, d'où on les voyait mieux. Leurs trois ours apprivoisés, au pied du lit, dansaient la ronde en chantant, mais très doucement pour ne pas réveiller Clémentine, la berceuse des homards. Citroën, entre Noël et Joël, paraissait réfléchir. Il cachait quelque chose entre ses mains.

– Je cherche les mots, dit-il à ses frères. Celui qui commence…

Il s'interrompit.

– Ça y est. Je l'ai.

Il porta ses mains à sa bouche, sans les écarter l'une de l'autre, et dit quelques paroles à voix basse. Puis il posa sur le couvre-pieds ce qu'il tenait. Une petite sauterelle blanche.

Immédiatement, les ours accoururent et s'assirent autour d'elle.

– Poussez-vous, dit Joël, on voit rien.

Les ours se déplacèrent de façon à tourner le dos au pied du lit. Et puis la sauterelle salua et commença à faire des tours d'acrobatie. Les enfants l'admiraient sans réserves.

Mais très vite, elle se lassa; leur envoyant un baiser, elle sauta très haut et ne retomba pas.

D'ailleurs, personne ne s'en souciait. Citroën levait le doigt.

– Je sais autre chose! dit-il, sentencieux. Quand on trouvera des puces à fourrure, il faut se faire piquer trois fois.

– Et alors? demanda Noël.

– Alors, dit Citroën, on pourra devenir aussi petits qu'on voudra.

– Et passer sous les portes?

– Sous les portes, naturellement, dit Citroën. On pourra devenir aussi petits que les puces.

Les ours, intéressés, s'approchèrent.

– Est-ce qu'en disant les mots dans l'autre sens on pourra devenir plus grands? demandèrent-ils d'une seule voix.

– Non, dit Citroën. D'ailleurs, vous êtes très bien comme ça. Si vous voulez, je peux vous faire pousser des queues de singe.

– Sans façon! dit l'ours de Joël. Merci!

Celui de Noël battit en retraite. Le troisième réfléchit.

– J'y penserai, promit-il.

Noël bâilla.

– J'ai sommeil. Je retourne dans mon lit, dit-il.

– Moi aussi, dit Joël.

Quelques minutes après, ils dormaient. Seul éveillé, Citroën regardait ses mains en clignant de l'œil. Quand il clignait d'une certaine façon, il lui poussait deux doigts de plus. Demain, il apprendrait ça à ses frères.

XXX

16 marillet.

L'apprenti du forgeron avait onze ans. Il s'appelait André. Le cou et une épaule passés dans la bricole de cuir, il tirait de toutes ses forces. À côté de lui, le chien tirait aussi. Derrière, le forgeron et son compagnon marchaient tranquillement, poussant un peu quand ça montait trop, non sans une bordée d'injures à l'adresse d'André.

André avait mal à l'épaule, mais il frémissait d'excitation à l'idée d'entrer dans le jardin de la grande maison sur la falaise. Il tirait tant qu'il pouvait. Les dernières maisons du village apparaissaient déjà devant lui.

Sur le ruisseau rouge glissait la vieille barque de La Gloïre. André regarda. Ce n'était plus le vieux. C'était un drôle de type, vêtu de loques comme l'autre, mais avec une barbe rousse. Il était voûté et il regardait l'eau lisse et opaque, sans bouger, se laissant entraîner par le courant. Le forgeron et son compagnon lui crièrent des injures joviales.

Le charreton était très dur à traîner, car les panneaux de fer pesaient lourd. Des panneaux épais, à barreaux carrés, massifs, entrecroisés, bleuis par la flamme de la forge. C'était le cinquième voyage, le dernier; chacune des quatre autres fois, on avait déchargé la voiture devant la grille et d'autres aides étaient entrés porter le matériel dans le jardin. Cette fois, André y entrerait aussi, pour faire la navette entre la maison et le village, au cas où le forgeron aurait besoin de quelque chose.

Le ruban gris du chemin s'allongeait, foulé par les pieds impatients de l'enfant. Les roues grinçaient et le charreton hoquetait au passage des flaches et des ornières. Il faisait un temps triste et insaisissable, sans soleil mais sans risque de pluie.

Le forgeron se mit à siffler joyeusement. Il avançait les deux mains dans ses poches, sans se presser.

André tremblait entre ses brancards. Il aurait voulu être un cheval pour aller plus vite.

Il allait plus vite. Son cœur battait presque trop fort.

Enfin, ce fut le tournant du chemin. Le haut mur de la maison. Et la grille.

Le charreton s'arrêta. André s'apprêtait à le faire tourner pour entrer, mais le forgeron lui dit:

– Reste là et attends.

Et il avait une malice méchante dans l'œil.

– On va traîner ça nous deux, dit-il. Toi, tu dois être fatigué.

Il lui décocha un grand coup de pied parce qu'André ne se pressait pas assez de se dégager de la bricole. André poussa un cri de douleur et alla se cacher contre le mur, la tête dans ses bras croisés. Le forgeron riait d'un gros rire velu. Traînant le charreton avec aisance, il passa la grille et la referma bruyamment. André entendit le bruit des roues écrasant le gravier, de plus en plus loin, et puis rien que le vent qui agitait le lierre en haut du mur. Il renifla, frotta ses yeux et s'assit. Il attendait.

Un coup violent dans les côtes le tira de son sommeil et en un instant il fut debout. Le soir était tombé peu à peu. Son patron, devant lui, le regardait, l'air moqueur.

– Tu voudrais bien y entrer, hein? dit-il. André ne répondit pas, encore mal éveillé.

– Entre et va me chercher mon gros marteau que j'ai laissé dans la pièce.

– Où? demanda André.

– Veux-tu te grouiller? aboya le forgeron tandis que sa main s'élevait.

André s'élança à toutes jambes. Malgré son désir de voir le grand jardin, il ne put empêcher ses pieds de l'entraîner en ligne directe vers la maison. Il eut au passage la vision du vaste espace vide, inquiétant sans le soleil; et il arrivait au perron. Il s'arrêta effrayé. Puis, le souvenir de son patron le poussa en avant; il fallait ramener le marteau. Il monta.

La lumière allumée dans le living-room ruisselait sur les marches par les vitres aux volets ouverts. La porte n'était pas fermée. André, timidement, toqua.

– Entrez! dit une voix douce.

Il entra. Il y avait devant lui une dame assez grande dans une très belle robe. Elle le regarda sans sourire. Elle vous regardait d'une façon qui serrait un peu la gorge.

– Mon patron a oublié son marteau, dit-il. Je viens le chercher.

– Bon, dit la dame. Dépêche-toi, alors, mon petit.

Se retournant, il aperçut les trois cages. Elles s'élevaient au fond de la pièce vidée de ses meubles. Elles étaient juste assez hautes pour un homme pas très grand. Leurs épais barreaux carrés dissimulaient en partie l'intérieur, mais on y remuait. Dans chacune, on avait mis un petit lit douillet, un fauteuil et une table basse. Une lampe électrique les éclairait de l'extérieur. Tandis qu'il s'approchait pour chercher le marteau, il aperçut des cheveux blonds. Il regarda mieux, gêné parce qu'il sentait que la dame l'observait. En même temps, il avait repéré le gros marteau. Il écarquilla les yeux tout en se baissant pour le ramasser. Lorsqu'il rencontra leur regard, il sut qu'il y avait d'autres petits garçons dans les cages. L'un deux demanda quelque chose et la dame ouvrit la porte et entra près de lui disant des mots qu'André ne comprenait pas, mais si doux. Et puis, de nouveau, ses yeux se heurtèrent à ceux de la dame qui ressortait et il dit au revoir madame, et se mit en marche, courbé sous le lourd marteau. Comme il arrivait à la porte, une voix le retint.

– Comment tu t'appelles?

– Moi, je m'appelle…, reprit une autre voix.

C'est tout ce qu'il entendit, parce qu'on le poussait dehors sans brutalité, mais fermement. Il descendit les marches de pierre. Il y avait un tourbillon dans sa tête. Et comme il arrivait à la grande grille d'or, il se retourna une dernière fois. Ça devait être merveilleux de rester tous ensemble comme ça, avec quelqu'un pour vous dorloter, dans une petite cage bien chaude et pleine d'amour. Il repartit vers le village. Les autres ne l'avaient pas attendu. Derrière lui, la grille, peut-être poussée par un courant d'air, se referma avec un claquement profond. Le vent passait entre les barreaux.