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XVII

L'après-midi, les hommes arrivèrent. Ils portaient de nombreux instruments de fer, des aiguilles, des crochets et des réchauds. Jacquemort les vit entrer: il revenait d'une promenade, et il s'arrêta et il se rangea pour les laisser passer. Ils étaient cinq; en outre, ils avaient amené deux apprentis, l'un d'une dizaine d'années, malingre et rachitique, l'autre un peu plus âgé, avec un bandeau noir sur l'œil gauche et une jambe comiquement tordue.

L'un des hommes fit un signe à Jacquemort; c'est avec lui que Jacquemort avait discuté le prix de l'opération; ils s'étaient finalement mis d'accord pour adopter la combinaison proposée par Clémentine: la moitié des arbres pour les bûcherons, l'autre moitié pour la maison. Les frais de débitage seraient comptés en plus si elle désirait qu'on les coupe et qu'on les rentre.

Jacquemort avait le cœur serré. Sans leur attacher de valeur sentimentale, ainsi qu'il convenait à un individu né sans souvenirs à l'âge adulte, il estimait les arbres pour leur beauté probablement fonctionnelle et leur anarchique uniformité. Il se sentait assez intime avec eux pour ne pas éprouver le besoin de leur parler, ni de leur écrire des odes; mais il aimait les reflets troubles du soleil sur les feuilles vernies, les puzzles d'ombre découpés par le jour et les feuilles, le léger bruit vivant des branches et l'odeur de leur évaporation, le soir après les journées chaudes. Il aimait les langues pointues des dracoenas, les stipes empilés des gros palmiers trapus, les membres lisses et frais des eucalyptus comme des grandes filles gauches poussées trop vite, et qui se parent maladroitement de bijoux de cuivre verdi sans valeur après avoir vidé sur leur tête le flacon de parfum de leur mère. Il admirait les pins, austères en apparence, mais prêts à libérer, à la moindre chatouille, une semence de résine odorante, et il aimait aussi les chênes mal foutus comme des gros chiens costauds et ébouriffés. Tous les arbres. Tous avaient leur personnalité, leurs mœurs et leurs manies propres, mais tous étaient sympathiques. Cependant le surprenant amour maternel de Clémentine justifiait leur sacrifice.

Les hommes s'arrêtèrent au milieu de la pelouse et déposèrent leurs instruments. Puis deux d'entre eux saisirent des pioches et commencèrent à creuser tandis que les apprentis, empoignant de grandes pelles de terrassier plus longues qu'eux déblayaient la terre émiettée. La tranchée s'étendit rapidement. Jacquemort était revenu sur ses pas et considérait cette activité avec circonspection. Les apprentis entassaient la terre sur le bord de la tranchée et la piétinaient vigoureusement pour la durcir en un mur épais et bas.

Lorsque les ouvriers jugèrent le fossé suffisamment profond, ils cessèrent de piocher et sortirent. Ils avaient des gestes lents et leurs vêtements bruns et terreux les faisaient ressembler à de gros coléoptères en train d'enterrer leur progéniture. Les apprentis, eux, continuaient à retirer la terre. Et à la tasser, frénétiques et suants. Chacun recevait une périodique taloche à titre d'encouragement. Pendant ce temps, les trois autres terrassiers partis vers la grille, revenaient, tirant un charreton à bras sur le plateau duquel s'empilaient des rondins en longueur d'un mètre. Ils arrêtèrent le grossier véhicule tout près de la tranchée. Puis ils se mirent à disposer les rondins en travers sur les semelles de terre battue que venaient de préparer les apprentis. Ils les juxtaposèrent soigneusement, jointifs, assenant sur chaque extrémité un vigoureux coup de masse pour tasser l'ensemble. Lorsque l'abri fut terminé, ils empoignèrent à leur tour des pelles, et commencèrent à recouvrir de terre les rondins. Il fit signe à l'un des apprentis et celui-ci s'approcha.

– Qu'est-ce qu'ils font? demanda Jacquemort en lui donnant, malgré sa répugnance, un coup de pied dans les tibias.

– C'est l'abri, dit l'apprenti qui gara sa figure et s'en fut en courant rejoindre ses compagnons. Lesquels ne l'oublièrent pas dans la distribution.

Il n'y avait pas de soleil, ce jour-là, et le ciel plombé luisait d'un éclat livide et désagréable. Jacquemort se sentait un peu frileux mais il voulait voir.

L'abri paraissait terminé. Un par un, les cinq hommes s'engagèrent sur la rampe douce pratiquée à l'une extrémités de la tranchée. Ils tenaient tous les cinq. Les apprentis n'essayèrent même pas de les suivre, connaissant d'avance le résultat d'une tentative de cette sorte.

Les hommes ressortirent. Ils prélevèrent sur le tas d'outils des crocs et des pointes. Les deux apprentis s'activaient autour des réchauds, soufflant la braise de toutes leurs forces. Au commandement du chef d'équipe, ils se hâtèrent de soulever les lourds récipients de tôle brûlante et suivirent les hommes vers le premier arbre. De plus en plus, Jacquemort se sentait inquiet. Ça lui rappelait le jour où on crucifiait sur une porte l'étalon dévergondé.

Au pied d'un haut dattier d'une dizaine de mètres, on déposa le premier réchaud et chacun y fourra un de ses outils. Le second fut installé de la même façon près de l'eucalyptus voisin. Les apprentis se mirent à souffler sur les braises, cette fois avec de gros soufflets de peau sur lesquels ils sautaient à pieds joints. Pendant ce temps, le chef d'équipe collait son oreille, prudemment, au tronc du dattier, de-ci, de-là. Il s'arrêta soudain et fit une marque rouge sur l'écorce. Le plus trapu des quatre bûcherons retira du feu son crochet; un fer de flèche plutôt qu'un vrai crochet, une pointe acérée dont les barbes rouge clair fumaient dans l'air pesant. D'un geste décidé, il s'affermit, prit son élan et harponna le tronc lisse, juste au milieu de la marque rouge. Déjà les apprentis avaient emporté en courant le réchaud, et déjà un de ses camarades répétait le même geste pour l'eucalyptus. Et puis, les deux harponneurs de toute la vitesse de leurs jambes, regagnèrent l'abri et disparurent. Les apprentis se tassèrent à l'entrée, près des réchauds.

La touffe de feuilles du dattier se mit à frémir, imperceptiblement d'abord, puis plus vive, et Jacquemort serra les dents. Une plainte s'élevait, si aiguë et si intense, qu'il faillit se boucher les oreilles. Le tronc du dattier oscillait et, à chaque oscillation, le rythme des cris s'accélérait. La terre, au pied du dattier, se fendit et s'ouvrit. La note impossible vrillait l'air, déchirait les tympans, résonnait dans tout le jardin et semblait se réverbérer sur le plafond bas des nuages. D'un coup, la souche s'arracha du sol et le long fût courbe s'abattit dans la direction de l'abri. Maintenant, il sautait et dansait sur le sol, se rapprochait peu à peu de la tranchée, poussant toujours ce hurlement insupportable. Quelques secondes après, Jacquemort sentit pour la seconde fois, le sol trembler. L'eucalyptus à son tour, s'écroulait. Lui ne criait pas; il haletait comme un soufflet de forge fou et ses branches argentées se tordaient autour de lui, labouraient profondément le sol pour tenter d'atteindre la tranchée.

Le dattier, à ce moment, atteignit l'extrémité du plafond de rondins, et il commença à le marteler avec de grandes contractions tremblantes; mais déjà la clameur diminuait de puissance, et le rythme ralentissait, ralentissait. L'eucalyptus, plus fragile, s'arrêta le premier, seules ses feuilles en lame de poignard grouillaient encore un peu. Les hommes sortirent de la tranchée. Le dattier eut un dernier sursaut. Mais l'homme qu'il visait sauta lestement de côté et lui porta un violent coup de hache. Tout se tut. Seuls de longs frissons parcouraient encore la colonne grise. Avant même que ce soit fini, les bûcherons étaient repartis vers les arbres voisins.

Jacquemort, les pieds rivés à la terre, la tête éperdue et sonnante, les regardait, l'œil fixe. Lorsqu'il vit le harpon pénétrer pour la troisième fois dans le bois tendre, il ne put y tenir, se retourna et s'enfuit vers la falaise. Il courait, courait et l'air vibrait, autour de lui, des rugissements de colère et de douleur du massacre.