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XXVII

14 marillet.

Par les trous des haies, on voyait des bêtes lentes et paisibles qui broutaient l'herbe rase des champs. Sur le chemin, sec et désert, il ne restait plus trace de la grêle de la veille. Le vent agitait les buissons dont le soleil faisait danser l'ombre pointillée.

Jacquemort posait sur tout cela des regards attentifs; sur tous ces paysages qu'il ne reverrait plus – le jour venait de prendre la place que lui destinait le sort.

Si je ne m'étais pas trouvé sur le chemin de la falaise, pensait-il. Le 28 août. Et maintenant, les mois sont devenus si drôles – à la campagne, le temps, plus ample, passe plus vite et sans repères.

Et qu'ai-je donc assimilé. Qu'ont-ils bien voulu me laisser. Que pouvaient-ils communiquer?

La Gloïre est mort hier, et je vais prendre sa place. Vide au départ, j'avais un handicap trop lourd. La honte, c'est tout de même ce qu'il y a de plus répandu.

Mais qu'avais-je à vouloir sonder, qu'avais-je à vouloir savoir – pourquoi tenter d'être comme eux – sans préjugés, doit-on nécessairement aboutir à cela, cela seul?

Il revoyait un autre jour où dansaient en l'air des maliettes – et tous les pas qu'il avait faits sur ce chemin trop bien connu, tous ces pas pesaient à ses jambes, et il se sentait soudain si lourd, trajet parcouru tant de fois, pourquoi donc met-on tout ce temps à se dégager du départ, pourquoi donc suis-je resté dans la maison de la falaise – il fallait la quitter demain pour vivre dans l'or de La Gloïre.

La maison. Le jardin. Derrière, la falaise et la mer. Où est donc Angel, se demanda-t-il, où est-il parti sur cet instrument incertain qui dansait au milieu de l'eau?

Laissant derrière lui la grille d'or, il descendit le chemin de la falaise et gagna la grève, et les cailloux humides à l'odeur fraîche avec leur frange d'écume fine.

Il ne restait plus guère de trace du départ d'Angel. Quelques pierres encore noircies par le feu du chemin de lancement, c'est tout. Machinalement il leva les yeux. Et resta sur place, figé.

Les trois enfants couraient au bord de la falaise, de toute leur vitesse, silhouettes rapetissées par la distance et l'angle d'observation. Ils couraient comme en terrain plat, sans souci des pierres qui roulaient sous leur pieds, insensibles à la proximité du vide, apparemment frappés de folie. Un geste maladroit et ils tombent. Un faux pas, et je les ramasse à mes pieds, brisés, saignants.

Le sentier de douaniers qu'ils suivaient présentait une coupure abrupte un peu plus loin; aucun des trois ne manifestait par un signe quelconque qu'il dût s'y arrêter. Oubliée, sans doute.

Jacquemort crispa ses poings. Crier – et risquer de les faire tomber? Ils ne pouvaient voir la coupure qu'il distinguait, lui, de sa place.

Trop tard. Citroën, le premier, l'aborda. Les poings de Jacquemort étaient tout blancs et il gémit. Les enfants tournèrent la tête vers lui, le virent. Et puis, lancés dans le vide, ils décrivirent une courbe aiguë et vinrent se poser à côté de lui, babillant et riant comme des hirondelles d'un mois.

– Tu nous as vus, oncle Jacquemort? dit Citroën. Mais tu ne le diras pas.

– On jouait à faire semblant de ne pas savoir voler, dit Noël.

– C'est amusant, hein, dit Joël. Si tu jouais avec nous.

Maintenant, il comprenait.

– C'était vous, l'autre jour, avec les oiseaux? demanda-t-il.

– Oui, dit Citroën. On t'avait vu, tu sais. Mais on essayait d'aller très vite, alors on ne s'est pas arrêtés. Et puis, tu sais, on ne le dit à personne, qu'on vole. On attend de voler très bien pour faire la surprise à maman.

Pour faire la surprise à maman. Et quelle surprise elle vous prépare. Ça change tout.

Si c'est ça, elle ne peut pas. Il faut qu'elle sache. Les enfermer dans ces conditions-là… Je dois faire quelque chose. Je dois… je ne veux pas accepter… il me reste un jour… je ne suis pas encore dans la barque du ruisseau rouge…

– Retournez jouer, mes petits, dit-il. Il faut que je remonte voir votre mère.

Ils filèrent au ras des vagues, se poursuivirent, revinrent près de lui, l'escortèrent un moment et l'aidèrent à franchir les rochers les plus hauts. En quelques instants, il avait regagné la crête. D'un pas décidé, il se dirigea vers la maison.

XXVIII

– Mais écoutez, dit Clémentine surprise, je ne comprends pas. Hier, vous avez trouvé que c'était une bonne idée et voilà que vous arrivez en me disant que c'est absurde.

– Je suis toujours d'accord, dit Jacquemort. Votre solution leur assure une protection efficace. Mais un problème subsiste, et vous avez oublié de vous le poser.

– Lequel? demanda-t-elle.

– En fait, ont-ils besoin de cette protection? Elle haussa les épaules.

– C'est évident. Je meurs d'inquiétude toute la journée en pensant à ce qui pourrait leur arriver.

– L'emploi du conditionnel, observa Jacquemort, est fréquemment un aveu d'impuissance – ou de vanité.

– Ne vous perdez pas en digressions oiseuses. Soyez un peu normal, pour une fois.

– Écoutez, insista Jacquemort, je vous demande sérieusement de ne pas le faire.

– Mais pour quelle raison, demanda-t-elle. Expliquez-vous!

– Vous ne comprendriez pas…, murmura Jacquemort.

Il n'avait pas osé trahir leur secret. Au moins, leur laisser ça.

– Je crois que je suis mieux placée que quiconque pour juger ce qui leur convient.

– Non, dit Jacquemort. Eux sont encore mieux placés que vous.

– C'est absurde, dit Clémentine sèchement. Ces enfants courent des risques permanents, comme tous les enfants d'ailleurs.

– Ils ont des défenses que vous n'avez pas, dit Jacquemort.

– Et puis enfin, dit-elle, vous ne les aimez pas comme je les aime et vous ne pouvez pas ressentir ce que je ressens.

Jacquemort resta silencieux un moment.

– Naturellement, dit-il enfin. Comment voulez-vous que je les aime comme ça?

– Seule une mère pourrait me comprendre, dit Clémentine.

– Mais ça meurt, en cage, les oiseaux, dit Jacquemort.

– Ça vit très bien, dit Clémentine. C'est même le seul endroit où on puisse les soigner convenablement.

– Bon, dit Jacquemort. Je vois qu'il n'y a rien à faire. Il se leva.

– Je vais vous dire au revoir. Pourtant je ne vous reverrai probablement pas.

– Quand ils seront habitués, dit-elle, je pourrai peut-être passer de temps en temps au village. D'ailleurs je comprends d'autant moins votre objection que vous allez, au fond, vous enfermer de la même façon.

– Je n'enferme pas les autres, dit Jacquemort.

– Mes enfants et moi, c'est la même chose, dit Clémentine. Je les aime tant.

– Vous avez une drôle de conception du monde, dit-il.

– C'est ce que je pensais de vous. La mienne n'a rien de drôle. Le monde, c'est eux.

– Non, vous confondez, dit Jacquemort. Vous souhaitez d'être le leur. Dans ce sens-là, c'est destructif.

Il se leva, quitta la pièce. Clémentine le regarda s'éloigner. Il n'a pas l'air heureux, pensait-elle. Sans doute, sa mère lui a manqué.