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— Est-ce indispensable à notre époque exempte de tromperies?

— Oui, intervint Evda Nal, et cette nécessité ne disparaîtra jamais!

Il fronça légèrement les sourcils.

— Expliquez-vous, je vous prie.

— Dans un mois, je prononcerai mon discours d’automne à l’Académie des Peines et des Joies; j’y parlerai beaucoup

des émotions directes. Pour le moment…. Evda fit un signe de tête à Mven Mas qui arrivait.

L’Africain marchait de son pas régulier et silencieux.

Dar Véter s’aperçut que Tchara avait tressailli et que ses joues s’étaient empourprées, comme si le soleil qui imprégnait tout son corps, perçait subitement à travers la peau. Mven Mas salua avec indifférence.

— Je vous amène Ren Boz. Il est assis là-bas, sur une pierre…

— Allons à lui, proposa Véda, et au-devant de Miika qui est partie chercher les appareils. Etes-vous des nôtres, Tchara Nandi?

La jeune fille secoua la tête.

— Voici mon seigneur et maître. Le soleil décline, le travail va bientôt commencer.

— Cela doit être pénible de poser, dit Véda. Un véritable exploit! Moi, j’en serais incapable…

— Je le croyais aussi. Mais si l’idée du peintre vous accapare, on participe à sa création. On cherche à incarner l’image… Il existe des milliers de nuances dans chaque mouvement, dans chaque ligne! Elles se captent comme les sons fugitifs de la musique…

— Tchara, vous êtes une trouvaille pour l’artiste!

— Une trouvaille! interrompit une forte voix de basse. Si vous «aviez comment je l’ai trouvée! C’est incroyable!

Le peintre Kart San agita son gros poing levé. Ses cheveux pâles en coup de vent surmontaient un visage tanné par le grand air. Les jambes musclées, velues, étaient enracinées dans le sable.

— Si vouz avez le temps, accompagnez-nous, demanda Véda, et racontez-nous l’histoire.

— Je suis un mauvais narrateur. N’empêche que c’est intéressant. Je m’occupe de reconstitutions. Je peins des types humains qui ont existé jusqu’à l’Ere dû Monde Désuni. Depuis le succès de ma Fille de Gondvana, je brûle de créer une autre incarnation ethnographique. La beauté corporelle est la meilleure expression de la race à travers les générations d’une vie saine et pure. Toute race avait à l’origine son idéal, son canon de beauté, établi dès l’époque de la barbarie. Telle est notre conception à nous, les peintres, qu’on prétend retardataires… Cette opinion doit s’être implantée dès l’âge de pierre. Zut, voilà que je m’écarte du sujet… J’ai conçu un tableau intitulé La fille de Thétis, c’est-à-dire de la Méditerranée. Ce qui m’a frappé, c’est que dans les mythes de la Grèce antique, de Crète, de la Mésopotamie, de l’Amérique, de la Polynésie, les divinités naissent de la mer. Quoi de plus merveilleux que la légende hellénique d’Aphrodite, déesse de l’Amour et de la Beauté! Et ce nom même d’Aphrodite Anadyomène: née de l’écume, sortie de l’écume… Une déesse issue de l’écume fécondée par la clarté des étoiles sur la mer nocturne — a-t-on jamais rien imaginé de plus poétique…

— De la clarté des étoiles et de l’écume de mer, chuchota Tchara.

Véda, qui avait entendu, la regarda de biais. Le profil net, comme taillé dans le bois ou la pierre, évoquait les peuples anciens. Le nez petit, droit et légèrement arrondi, le front un peu fuyant, le menton volontaire et surtout la grande distance du nez à l’oreille plantée haut, étaient autant de traits caractéristiques de vieilles races méditerranéennes.

Véda l’examina discrètement des pieds à la tête et trouva tout en elle un peu exagéré. Une peau trop lisse, une taille trop fine, des hanches trop larges… Et cette raideur de la taille qui avançait trop les seins fermes… Peut-être étaient-ce là les accents que cherche l’artiste?

Comme une chaîne de rochers leur barrait le chemin, Véda changea d’opinion: Tchara Nandi sautait d’une pierre à l’autre avec une grâce de danseuse.

«Elle a certainement du sang indien dans les veines, conclut Véda. Je le lui demanderais plus tard.»

— Pour créer La Fille de Thétis, reprit le peintre, j’ai dû me familiariser avec la mer, m’apparenter à elle. C’est que ma Cretoise sortira de la mer comme Aphrodite, mais de façon

à ce que chacun le comprenne. Quand je projetais de peindre La Fille de Gondvana, j’ai travaillé trois ans dans un centre forestier de l’Afrique Equatoriale. Le tableau achevé, je me suis embauché comme mécanicien à bord d’un glisseur postal et j’ai distribué pendant deux ans le courrier à travers l’Atlantique, à toutes ces usines de pêche, d’albumine et de sel, qui flottent sur d’immenses radeaux de métal.

Un soir, je conduisais mon engin dans l’Atlantique, à l’ouest des Açores, où le contre-courant rejoint le courant septentrional. L’océan y est toujours houleux. Mon glisseur, tour à tour, s’élançait vers les nuages bas et se précipitait dans les intervalles des lames. L’hélice rugissait; je me tenais sur la passerelle, auprès du timonier. Et soudain — quel spectacle inoubliable!

Figurez-vous une vague plus haute que les autres, courant à notre rencontre. Et sur la crête de cette muraille d’eau, juste au-dessous des nuages denses et nacrés, se dressait une jeune fille au corps de bronze rouge… La vague roulait en silence, et elle volait dessus, orgueilleuse dans sa solitude au milieu de l’océan infini. Mon glisseur bondit, nous passâmes près de la jeune fille qui nous salua en agitent la main… Alors je vis qu’elle se tenait sur une de ces planches à moteur, que l’on conduit avec les pieds. ,

— Je sais, intervint Dar Véter, c’est un appareil spécialement destiné aux promenades sur les vagues…

— Ce qui m’a le plus impressionné, c’est qu’il n’y avait rien alentour que les nuages bas, l’océan désert dans la lueur du soir, et la jeune fille rasant la vague énorme. Cette jeune fille, c’était…

— Tchara Nandi! s’écria Evda Nal, je m’en doute! Mais d’où venait-elle?

— Certes, pas de l’écume et de la clarté des étoiles! Tchara eut un rire clair:

— Je venais tout bonnement d’un radeau d’usine d’albumine. Nous étions alors au bord des sargasse19 où on cultivait les chlorelles20 et où je travaillais comme biologiste.

— Admettons, convint Kart San, mais depuis, vous êtes devenue pour moi la fille de la Méditerranée, issue de l’écume. Le modèle parfait de mon tableau. Je vous avais attendue un an.

— Peut-on venir voir? demanda Véda Kong.

— Je vous en prie, mais pas aux heures de travail. Je peins très lentement et je ne supporte alors aucune présence étrangère.

— Vous peignez aux couleurs?

— Les procédés n’ont guère changé depuis les millénaires d’existence de la peinture. Les lois optiques et l’œil humain sont toujours les mêmes! La perception de certaines nuances s’est aiguisée, on a inventé les couleurs chromcatoptriques21, aux réflexions internes, on a trouvé des méthodes nouvelles pour harmoniser les tons. Mais dans l’ensemble, le peintre de l’antiquité travaillait comme moi. Mieux, sous certains rapports… La foi, la patience nous manquent: nous sommes trop impétueux et pas assez sûrs d’avoir raison… Or, dans les arts, une naïveté sévère est parfois préférable… Voilà que je m’écarte encore du sujet! Il est temps… Venez, Tchara.