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Véda Kong revint dans la pièce vitrée et annonça que le radio se chargeait de les conduire à destination. La jeune fille aux cheveux coupés la remercia d’un long regard. On apercevait à travers la paroi translucide le dos large de Véter figé dans la contemplation.

— Vous songez…. prononça une voix derrière lui. A moi, peut-être?

— Non, Véda, je pensais à ce principe de l’antique philosophie indienne: le monde n’est pas créé pour l’homme, qui devient grand seulement quand il apprécie la valeur et la beauté d’une autre vie, celle de la nature…

— Mais je ne comprends pas: c’est incomplet!

— Incomplet? Peut-être. J’ajouterai que seul l’homme est en mesure de voir tant la beauté que les défauts de la vie. Et lui seul peut souhaiter et créer une vie meilleure!

— Cette fois j’y suis, murmura Véda. Et après un long silence elle reprit: Vous avez bien changé, Véter.

— Je vous crois! A force de remuer avec une simple bêche les pierres et les rondins vermoulus de vos tumulus, j’en suis venu à voir la vie plus simplement et à chérir ses humbles joies…

Véda fronça les sourcils:

— Ne plaisantez pas, Véter, je parle sérieusement. Quand je vous ai vu, maître de toute la force de la Terre, parler aux mondes lointains… Là-bas, dans vos observatoires, vous sem-bliez un être surnaturel, un dieu! comme disaient les anciens. Tandis qu’ici, à ce modeste travail collectif, vous…

Elle se tut.

— Eh bien, s’enquit-il avec curiosité, j’ai perdu ma grandeur? Qu’auriez-vous dit en me voyant tel que j’étais avant d’entrer à l’Institut d’Astrophysique: machiniste de la Voie Spirale? C’est moins illustre, pas vrai? Ou mécanicien des récolteuses dans la zone des tropiques?

Véda éclata de rire.

— Je vous confierai le secret de mon adolescence. A l’école du troisième cycle, j’étais amoureuse du machiniste de la Voie Spirale: je ne pouvais me figurer quelqu’un de plus puissant… Au fait, voici le radio. En route, Véter!

Avant de faire monter Véda et Dar Véter dans la cabine, le pilote demanda une fois de plus si leur santé leur permettait de supporter la brusque accélération de l’avion sauteur. Il s’en tenait strictement aux règles. Quand il reçut une seconde réponse affirmative, il les installa dans des fauteuils profonds, à l’avant translucide de l’appareil, qui ressemblait à une énorme goutte d’eau. Véda se sentit très mal à l’aise: les sièges s’étaient renversés en arrière, dans le fuselage dressé. Le gong du départ vibra, un puissant ressort projeta l’avion presque verticalement, le corps de Véda s’enfonça lentement dans le fauteuil, comme dans un liquide épais. Dar Véter tourna la tête avec effort pour lui adresser un sourire encourageant. Le pilote embraya. Un rugissement, une dépression dans tout le corps, et l’avion en forme de goutte fila, décrivant une courbe à vingt-trois mille mètres d’altitude. Quelques minutes à peine semblaient s’être écoulées, lorsque les voyageurs descendirent, les jambes flageolantes, devant leurs maisonnettes de la steppe altaïque, tandis que le pilote leur faisait signe de s’éloigner. Dar Véter comprit qu’à défaut de catapulte il fallait embrayer au sol, il prit Véda par la main et s’enfuit vers Miika Eigoro qui courait légèrement à leur rencontre. Les femmes s’embrassèrent, comme après une longue séparation.

CHAPITRE V

UN CHEVAL AU FOND DE LA MER

La mer tiède et limpide roulait paresseusement ses vagues glauques, d’un coloris superbe. Dar Véter y pénétra jusqu’au cou et ouvrit les bras, tâchant de se maintenir sur le fond oblique. Les yeux fixés sur l’horizon étincelant, il se sentait fondre dans l’eau et devenir une partie de l’immense nature. Il avait apporté ici une tristesse contenue depuis longtemps: la tristesse d’avoir quitté la grandeur passionnante du Cosmos, l’océan infini du savoir et de la pensée, le recueillement austère de sa profession. Son existence n’était plus du tout la même. L’amour croissant qu’il éprouvait pour Véda embellissait les journées de travail inaccoutumé et les loisirs mélancoliques d’un cerveau entraîné à la réflexion. II s’absorbait dans les recherches historiques avec un zèle d’écolier. Le fleuve du temps, reflété dans ses pensées, l’aidait à se faire au changement de vie. Il savait gré à Véda Kong d’organiser, avec un tact digne d’elle, des randonnées en vissoptère dans les pays transformés par le labeur humain. Ses ennuis personnels se noyaient dans la grandeur des travaux terrestres, comme dans l’immensité de la mer. Dar Véter se résignait à l’irréparable, qui est toujours particulièrement dur à accepter…

Une voix douce, presque enfantine, l’interpella. Il reconnut Miika, agita les bras et fit la planche, en attendant la petite jeune fille. Elle se précipita dans la mer. De grosses gouttes roulaient sur ses cheveux durs, couleur de jais; l’eau nuançait de vert son corps jaunâtre. Ils nagèrent côte à côte, au-devant du soileil, vers un îlot qui dressait sa masse noire à un kilomètre du rivage. Tous les enfants de l’Ere de l’Anneau, élevés au bord de la mer, devenaient d’excellents nageurs, et Dar Véter avait en plus un talent inné. Il nagea d’abord sans hâte, de crainte de fatiguer Miika, mais elle glissait auprès de lui, légère et insouciante… Un peu interdit, il pressa l’allure… Mais il avait beau s’évertuer, elle ne se laissait pas distancer et son charmant visage restait calme. On entendit le ressac du large battre la côte de l’île. Dar Véter se retourna sur le dos, tandis que la jeune fille, emportée par son élan, décrivait une courbe et revenait vers lui.

— Miika, vous êtes une admirable nageuse! s’écria-t-il, et aspirant l’air à pleins poumons, il retint son souffle.

— Je nage moins bien que je ne plonge, avoua-t-elle, et Dar Véter s’étonna de nouveau.

— Je suis d’origine japonaise, poursuivit-elle. Il y avait jadis une tribu dont toutes les femmes étaient pêcheuses de perles et d’algues alimentaires. Le métier, transmis d’une génération à l’autre, devint au cours des millénaires un art accompli. Je l’ai hérité par hasard à notre époque où il n’y a plus de peuple japonais distinct, ni langue japonaise, ni Japon…

— J’étais loin de me douter…

— Qu’un rejeton de plongeuses pût devenir historien? Nous avions dans notre famille une légende. Il y avait une fois un peintre japonais du nom de Yanaguihara Eigoro.

— Eigoro? Alors, votre nom…

— Est un cas exceptionnel à notre époque, où on s’appelle comme on veut, pourvu que ça sonne bien. Du reste, tout le monde s’applique à choisir des consonances ou des mots de la langue que parlaient les peuples dont on provient. Vos noms à vous, si je ne me trompe, se composent de racines russes?

— En effet! De mots entiers même. Le premier veut dire Don, le second Vent…

— J’ignore le sens du mien… Mais le peintre a existé. Mon bisaïeul a retrouvé un de ses tableaux dans un musée. C’est une grande toile que vous pouvez voir chez moi: elle présente de l’intérêt pour un historien… Une vigoureuse évocation de la vie rude et courageuse, de la pauvreté et de la modestie d’un peuple serré dans l’étau d’un régime cruel! On continue à nager?