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La troupe se remit en route et rentra dans l’atelier. Je demandai: «Qu’allons-nous faire du voleur?»

Le Poittevin, attendri, affirma qu’il devait être bien fatigué, cet homme. En effet, il avait l’air agonisant, ainsi ficelé, bâillonné, ligaturé sur sa planche.

Je fus pris à mon tour d’une pitié violente, une pitié d’ivrogne, et, enlevant son bâillon, je lui demandai: «Eh bien, mon pauv’vieux, comment ça va-t-il?»

Mademoiselle Fifi – Édition illustrée pic_66.jpg

Il gémit: «J’en ai assez, nom d’un chien!» Alors Sorieul devint paternel. Il le délivra de tous ses liens, le fit asseoir, le tutoya, et, pour le réconforter, nous nous mîmes tous trois à préparer bien vite un nouveau punch. Le voleur, tranquille dans son fauteuil, nous regardait. Quand la boisson fut prête, on lui tendit un verre – nous lui aurions volontiers soutenu la tête, et on trinqua.

Le prisonnier but autant qu’un régiment. Mais, comme le jour commençait à paraître, il se leva, et, d’un air fort calme: «Je vais être obligé de vous quitter, parce qu’il faut que je rentre chez moi.»

Nous fûmes désolés; on voulut le retenir, mais il se refusa à rester plus longtemps.

Alors on se serra la main, et Sorieul, avec sa bougie, l’éclaira dans le vestibule. en criant: «Prenez garde à la marche sous la porte cochère.»

On riait franchement autour du conteur. Il se leva, alluma sa pipe, et il ajouta, en se campant en face de nous.

«Mais le plus drôle de mon histoire c’est qu’elle est vraie.»

21 juin 1882

NUIT DE NOËL

«Le Réveillon! le Réveillon! Ah! mais non, je ne réveillonnerai pas!»

Le gros Henri Templier disait cela d’une voix furieuse, comme si on lui eût proposé une infamie.

Les autres, riant, s’écrièrent: «Pourquoi te mets-tu en colère?»

Il répondit: «Parce que le réveillon m’a joué le plus sale tour du monde, et que j’ai gardé une insurmontable horreur pour cette nuit stupide de gaieté imbécile.

– Quoi donc?

– Quoi? Vous voulez le savoir? Eh bien, écoutez:

Vous vous rappelez comme il faisait froid, voici deux ans, à cette époque; un froid à tuer les pauvres dans la rue. La Seine gelait, les trottoirs glaçaient les pieds à travers les semelles des bottines; le monde semblait sur le point de crever.

J’avais alors un gros travail en train et je refusai toute invitation pour le réveillon, préférant passer la nuit devant une table. Je dînai seul; puis je me mis à l’œuvre. Mais voilà que, vers dix heures, la pensée de la gaieté courant Paris, le bruit des rues qui me parvenait malgré tout, les préparatifs de souper de mes voisins, entendus à travers les cloisons, m’agitèrent. Je ne savais plus ce que je faisais; j’écrivais des bêtises; et je compris qu’il fallait renoncer à l’espoir de produire quelque chose de bon cette nuit-là.

Je marchai un peu à travers ma chambre. Je m’assis, je me relevai. Je subissais, certes, la mystérieuse influence de la joie du dehors, et je me résignai.

Je sonnai ma bonne et je lui dis: «Angèle, allez m’acheter de quoi souper à deux: des huîtres, un perdreau froid, des écrevisses, du jambon, des gâteaux. Montez-moi deux bouteilles de champagne: mettez le couvert et couchez-vous.»

Elle obéit, un peu surprise. Quand tout fut prêt, j’endossai mon pardessus, et je sortis.

Une grosse question restait à résoudre: Avec qui allais-je réveillonner? Mes amies étaient invitées partout. Pour en avoir une, il aurait fallu m’y prendre d’avance. Alors, je songeai à faire en même temps une bonne action. Je me dis: Paris est plein de pauvres et belles filles qui n’ont pas un souper sur la planche, et qui errent en quête d’un garçon généreux. Je veux être la Providence de Noël d’une de ces déshéritées.

Je vais rôder, entrer dans les lieux de plaisir, questionner, chasser, choisir à mon gré.

Et je me mis à parcourir la ville.

Certes, je rencontrai beaucoup de pauvres filles cherchant aventure, mais elles étaient laides à donner une indigestion, ou maigres à geler sur pied si elles s’étaient arrêtées.

J’ai un faible, vous le savez, j’aime les femmes nourries. Plus elles sont en chair, plus je les préfère. Une colosse me fait perdre la raison.

Soudain, en face du théâtre des Variétés, j’aperçus un profil à mon gré. Une tête, puis, par-devant, deux bosses, celle de la poitrine, fort belle, celle du dessous surprenante: un ventre d’oie grasse. J’en frissonnai, murmurant: «Sacristi, la belle fille!» Un point me restait à éclaircir: le visage.

Le visage, c’est le dessert; le reste c’est… c’est le rôti.

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Je hâtai le pas, je rejoignis cette femme errante, et, sous un bec de gaz, je me retournai brusquement. Elle était charmante, toute jeune, brune, avec de grands yeux noirs.

Je fis ma proposition qu’elle accepta sans hésitation.

Un quart d’heure plus tard, nous étions attablés dans mon appartement.

Elle dit en entrant: «Ah! on est bien ici.»

Et elle regarda autour d’elle avec la satisfaction visible d’avoir trouvé la table et le gîte en cette nuit glaciale. Elle était superbe, tellement jolie qu’elle m’étonnait, et grosse à ravir mon cœur pour toujours.

Elle ôta son manteau, son chapeau, s’assit et se mit à manger; mais elle ne paraissait pas en train, et parfois sa figure un peu pâle tressaillait comme si elle eût souffert d’un chagrin caché.

Je lui demandai: «Tu as des embêtements?»

Elle répondit: «Bah! oublions tout.»

Et elle se mit à boire. Elle vidait d’un trait son verre de champagne, le remplissait et le revidait encore, sans cesse.

Bientôt un peu de rougeur lui vint aux joues; et elle commença à rire.

Moi, je l’adorais déjà, l’embrassant à pleine bouche, découvrant qu’elle n’était ni bête, ni commune, ni grossière comme les filles du trottoir. Je lui demandai des détails sur sa vie. Elle répondit: «Mon petit, cela ne te regarde pas!»

Hélas! une heure plus tard…

Enfin, le moment vint de se mettre au lit, et, pendant que j’enlevais la table dressée devant le feu, elle se déshabilla hâtivement et se glissa sous les couvertures.

Mes voisins faisaient un vacarme affreux, riant et chantant comme des fous; et je me disais: «J’ai eu rudement raison d’aller chercher cette belle fille; je n’aurai jamais pu travailler.»

Un profond gémissement me fit retourner. Je demandai: «Qu’as-tu, ma chatte?» Elle ne répondit pas, mais elle continuait à pousser des soupirs douloureux, comme si elle eût souffert horriblement.