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Mais tous les officiers s’étaient levés, entouraient leur chef, le suppliaient: – «Laissez faire le capitaine, mon commandant, c’est si triste ici.»

À la fin le major céda: «Soit», dit-il; et aussitôt le baron fit appeler Le Devoir. C’était un vieux sous-officier qu’on n’avait jamais vu rire, mais qui accomplissait fanatiquement tous les ordres de ses chefs, quels qu’ils fussent.

Debout, avec sa figure impassible, il reçut les instructions du baron; puis il sortit; et, cinq minutes plus tard, une grande voiture du train militaire, couverte d’une bâche de meunier tendue en dôme, détalait sous la pluie acharnée, au galop de quatre chevaux.

Aussitôt un frisson de réveil sembla courir dans les esprits; les poses alanguies se redressèrent, les visages s’animèrent et on se mit à causer.

Bien que l’averse continuât avec autant de furie, le major affirma qu’il faisait moins sombre; et le lieutenant Otto annonçait avec conviction que le ciel allait s’éclaircir. Mlle Fifi elle-même ne semblait pas tenir en place. Elle se levait, se rasseyait. Son œil clair et dur cherchait quelque chose à briser. Soudain, fixant la dame aux moustaches, le jeune blondin tira son revolver.»Tu ne verras pas cela toi», dit-il; et, sans quitter son siège, il visa. Deux balles successivement crevèrent les deux yeux du portrait. Puis il s’écria: «Faisons la mine!» Et brusquement les conversations s’interrompirent, comme si un intérêt puissant et nouveau se fût emparé de tout le monde.

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La mine, c’était son invention, sa manière de détruire, son amusement préféré.

En quittant son château, le propriétaire légitime, le comte Fernand d’Amoys d’Uville, n’avait eu le temps de rien emporter ni de rien cacher, sauf l’argenterie enfouie dans le trou d’un mur. Or, comme il était fort riche et magnifique, son grand salon, dont la porte ouvrait dans la salle à manger, présentait, avant la fuite précipitée du maître, l’aspect d’une galerie de musée.

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Aux murailles pendaient des toiles, des dessins et des aquarelles de prix, tandis que sur les meubles, les étagères, et dans les vitrines élégantes, mille bibelots, des potiches, des statuettes, des bonshommes de Saxe et des magots de Chine, des ivoires anciens et des verres de Venise, peuplaient le vaste appartement de leur foule précieuse et bizarre.

Il n’en restait guère maintenant. Non qu’on les eût pillés, le major comte de Farlsberg ne l’aurait point permis; mais Mlle Fifi, de temps en temps, faisait la mine; et tous les officiers, ce jour-là, s’amusaient vraiment pendant cinq minutes.

Le petit marquis alla chercher dans le salon ce qu’il lui fallait. Il rapporta une toute mignonne théière de Chine famille Rose qu’il emplit de poudre à canon, et, par le bec, il introduisit délicatement un long morceau d’amadou, l’alluma, et courut reporter cette machine infernale dans l’appartement voisin.

Puis il revint bien vite, en fermant la porte. Tous les Allemands attendaient, debout, avec la figure souriante d’une curiosité enfantine; et, dès que l’explosion eut secoué le château, ils se précipitèrent ensemble.

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Mlle Fifi, entrée la première, battait des mains avec délire devant une Vénus de terre cuite dont la tête avait enfin sauté; et chacun ramassa des morceaux de porcelaine, s’étonnant aux dentelures étranges des éclats, examinant les dégâts nouveaux, contestant certains ravages comme produits par l’explosion précédente; et le major considérait d’un air paternel le vaste salon bouleversé par cette mitraille à la Néron et sablé de débris d’objets d’art. Il en sortit le premier, en déclarant avec bonhomie: «Ca a bien réussi, cette fois.»

Mais une telle trombe de fumée était entrée dans la salle à manger, se mêlant à celle du tabac, qu’on ne pouvait plus respirer. Le commandant ouvrit la fenêtre, et tous les officiers, revenus pour boire un dernier verre de cognac, s’en approchèrent.

L’air humide s’engouffra dans la pièce, apportant une sorte de poussière d’eau qui poudrait les barbes, et une odeur d’inondation. Ils regardaient les grands arbres accablés sous l’averse, la large vallée embrumée par ce dégorgement des nuages sombres et bas, et tout au loin le clocher de l’église dressé comme une pointe grise dans la pluie battante.

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Depuis leur arrivée, il n’avait plus sonné. C’était, du reste, la seule résistance que les envahisseurs eussent rencontrée aux environs: celle du clocher. Le curé ne s’était nullement refusé à recevoir et à nourrir des soldats prussiens; il avait même plusieurs fois accepté de boire une bouteille de bière ou de bordeaux avec le commandant ennemi, qui l’employait souvent comme intermédiaire bienveillant; mais il ne fallait pas lui demander un seul tintement de sa cloche; il se serait plutôt laissé fusiller. C’était sa manière à lui de protester contre l’invasion, protestation pacifique, protestation du silence, la seule, disait-il, qui convînt au prêtre, homme de douceur et non de sang; et tout le monde, à dix lieues à la ronde, vantait la fermeté, l’héroïsme de l’abbé Chantavoine, qui osait affirmer le deuil public, le proclamer, par le mutisme obstiné de son église.

Le village entier, enthousiasmé par cette résistance, était prêt à soutenir jusqu’au bout son pasteur, à tout braver, considérant cette protestation tacite comme la sauvegarde de l’honneur national. Il semblait aux paysans qu’ils avaient ainsi mieux mérité de la patrie que Belfort et que Strasbourg, qu’ils avaient donné un exemple équivalent, que le nom du hameau en deviendrait immortel; et, hormis cela, ils ne refusaient rien aux Prussiens vainqueurs.

Le commandant et ses officiers riaient ensemble de ce courage inoffensif; et comme le pays entier se montrait obligeant et souple à leur égard, ils toléraient volontiers son patriotisme muet.

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Seul, le petit marquis Wilhem aurait bien voulu forcer la cloche à sonner. Il enrageait de la condescendance politique de son supérieur pour le prêtre; et chaque jour il suppliait le commandant de le laisser faire «Ding-don-don», une fois, une seule petite fois, pour rire un peu seulement. Et il demandait cela avec des grâces de chatte, des cajoleries de femme, des douceurs de voix d’une maîtresse affolée par une envie; mais le commandant ne cédait point, et Mlle Fifi, pour se consoler, faisait la mine dans le château d’Uville.

Les cinq hommes restèrent là, en tas, quelques minutes, aspirant l’humidité. Le lieutenant Fritz, enfin, prononça en jetant un rire pâteux: «Ces temoiselles técitément, n’auront pas peau temps pour leur bromenate.»

Là-dessus, on se sépara, chacun allant à son service, et le capitaine ayant fort à faire pour les préparatifs du dîner.

Quand ils se retrouvèrent de nouveau à la nuit tombante, ils se mirent à rire en se voyant tous coquets et reluisants comme aux jours de grande revue, pommadés, parfumés, tout frais. Les cheveux du commandant semblaient moins gris que le matin; et le capitaine s’était rasé, ne gardant que sa moustache, qui lui mettait une flamme sous le nez.