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Le baron de Coutelier allait souvent dîner chez ses amis, surtout pour leur raconter ses coups de fusil. Il avait de longues histoires de chiens et de furets dont il parlait comme des personnages marquants qu’il aurait connus. Il dévoilait leurs pensées, leurs intentions, les analysait, les expliquait: «Quand Médor a vu que le râle le faisait courir ainsi, il s’est dit: «Attends, mon gaillard, nous allons rire.» Alors en me faisant signe de la tête d’aller au coin du champ de trèfle, il s’est mis à quêter de biais, à grand bruit, en remuant les herbes pour pousser le gibier dans l’angle où il ne pourrait plus s’échapper. Tout est arrivé comme il l’avait prévu; le râle, tout d’un coup, s’est trouvé sur la lisière. Impossible d’aller plus loin sans se découvrir. Il s’est dit: «Pincé, nom d’un chien!» et s’est tapi. Médor alors tomba en arrêt en me regardant; je lui fais un signe, il force. – Brrrou – le râle s’envole – j’épaule – pan! – il tombe; et Médor, en le rapportant, remuait la queue pour me dire: «Est-il joué, ce tour-là, monsieur Hector?»

Courville, Darnetot et les deux femmes riaient follement de ces récits pittoresques où le baron mettait toute son âme. Il s’animait, remuait les bras, gesticulait de tout le corps; et quand il disait la mort du gibier, il riait d’un rire formidable, et demandait toujours comme conclusion: «Est-elle bonne, celle-là?»

Dès qu’on parlait d’autre chose, il n’écoutait plus et s’essayait tout seul à fredonner des fanfares. Aussi, dès qu’un instant de silence se faisait entre deux phrases, dans ces moments de brusques accalmies qui coupent la rumeur des paroles, on entendait tout à coup un air de chasse: «Ton ton, ton taine ton ton», que le baron poussait en gonflant les joues comme s’il eût tenu son cor.

Il n’avait jamais vécu que pour la chasse et vieillissait sans s’en douter ni s’en apercevoir. Brusquement, il eut une attaque de rhumatisme et resta deux mois au lit. Il faillit mourir de chagrin et d’ennui. Comme il n’avait pas de bonne, faisant préparer sa cuisine par un vieux serviteur, il n’obtenait ni cataplasmes chauds, ni petits soins, ni rien de ce qu’il faut aux souffrants. Son piqueur fut son garde-malade, et cet écuyer qui s’ennuyait au moins autant que son maître, dormait jour et nuit dans un fauteuil, pendant que le baron jurait et s’exaspérait entre ses draps.

Les dames de Courville venaient parfois le voir; et c’était pour lui des heures de calme et de bien-être. Elles préparaient sa tisane, avaient soin du feu, lui servaient gentiment son déjeuner, sur le bord du lit; et quand elles partaient il murmurait: «Sacrebleu! vous devriez bien venir loger ici.» Et elles riaient de tout leur cœur.

Comme il allait mieux et recommençait à chasser au marais, il vint un soir dîner chez ses amis; mais il n’avait plus son entrain ni sa gaieté. Une pensée incessante le torturait, la crainte d’être ressaisi par les douleurs avant l’ouverture. Au moment de prendre congé, alors que les femmes l’enveloppaient en un châle, lui nouait un foulard au cou, et qu’il se laissait faire pour la première fois de sa vie, il murmura d’un ton désolé: «Si ça recommence, je suis un homme foutu.»

Lorsqu’il fut parti, Mme de Darnetot dit à sa mère: «Il faudrait marier le baron.»

Mademoiselle Fifi – Édition illustrée pic_18.jpg

Tout le monde leva les bras. Comment n’y avait-on pas encore songé? On chercha toute la soirée parmi les veuves qu’on connaissait, et le choix s’arrêta sur une femme de quarante ans, encore jolie, assez riche, de belle humeur et bien portante qui s’appelait Mme Berthe Vilers.

On l’invita à passer un mois au château. Elle s’ennuyait. Elle vint. Elle était remuante et gaie; M. de Coutelier lui plut tout de suite. Elle s’en amusait comme d’un jouet vivant et passait des heures entières à l’interroger sournoisement sur les sentiments des lapins et les machinations des renards. Il distinguait gravement les manières de voir différentes des divers animaux, et leur prêtait des plans et des raisonnements subtils comme aux hommes de sa connaissance.

L’attention qu’elle lui donnait le ravit; et, un soir, pour lui témoigner son estime, il la pria de chasser, ce qu’il n’avait encore jamais fait pour aucune femme. L’invitation parut si drôle qu’elle accepta. Ce fut une fête pour l’équiper; tout le monde s’y mit, lui offrit quelque chose; et elle apparut vêtue en manière d’amazone, avec des bottes, des culottes d’homme, une jupe courte, une jaquette de velours trop étroite pour la gorge, et une casquette de valet de chiens.

Le baron semblait ému comme s’il allait tirer son premier coup de fusil. Il lui expliqua minutieusement la direction du vent, les différents arrêts des chiens, la façon de tirer les gibiers; puis il la poussa dans un champ, en la suivant pas à pas, avec la sollicitude d’une nourrice qui regarde son nourrisson marcher pour la première fois.

Médor rencontra, rampa, s’arrêta, leva la patte. Le baron, derrière son élève, tremblait comme une feuille. Il balbutiait: «Attention, attention, des per… des per… des perdrix.»

Il n’avait pas fini qu’un grand bruit s’envola de terre, – brr, brr, brr – et un régiment de gros oiseaux monta dans l’air en battant des ailes.

Mme Vilers, éperdue, ferma les yeux, lâcha les deux coups, recula d’un pas sous la secousse du fusil; puis, quand elle reprit son sang-froid, elle aperçut le baron qui dansait comme un fou, et Médor rapportant deux perdrix dans sa gueule.

À dater de ce jour, M. de Coutelier fut amoureux d’elle.

Il disait en levant les yeux: «Quelle femme!» et il venait tous les soirs maintenant pour causer chasse. Un jour, M. de Courville, qui le reconduisait et l’écoutait s’extasier sur sa nouvelle amie, lui demanda brusquement: «Pourquoi ne l’épousez-vous pas?» Le baron resta saisi: «Moi? moi? l’épouser!… mais… au fait…» Et il se tut. Puis serrant précipitamment la main de son compagnon, il murmura: «Au revoir, mon ami», et disparut à grands pas dans la nuit.

Il fut trois jours sans revenir. Quand il reparut, il était pâli par ses réflexions, et plus grave que de coutume. Ayant pris à part M. de Courville: «Vous avez eu là une fameuse idée. Tâchez de la préparer à m’accepter. Sacrebleu! une femme comme ça, on la dirait faite pour moi. Nous chasserons ensemble toute l’année.»

M. de Courville, certain qu’il ne serait pas refusé, répondit: «Faites votre demande tout de suite, mon cher. Voulez-vous que je m’en charge?» Mais le baron se troubla soudain; et balbutiant: «Non… non… il faut d’abord que je fasse un petit voyage… un petit voyage… à Paris. Dès que je serai revenu, je vous répondrai définitivement.» On n’en put obtenir d’autres éclaircissements et il partit le lendemain.

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Le voyage dura longtemps. Une semaine, deux semaines, trois semaines se passèrent. M. de Coutelier ne reparaissait pas. Les Courville, étonnés, inquiets, ne savaient que dire à leur amie qu’ils avaient prévenue de la démarche du baron. On envoyait tous les deux jours prendre chez lui de ses nouvelles; aucun de ses serviteurs n’en avait reçu.

Or, un soir, comme Mme Vilers chantait en s’accompagnant au piano, une bonne vint, avec un grand mystère, chercher M. de Courville, en lui disant tout bas qu’un monsieur le demandait. C’était le baron, changé, vieilli, en costume de voyage. Dès qu’il vit son vieil ami, il lui saisit les mains, et, d’une voix peu fatiguée: «J’arrive à l’instant, mon cher, et j’accours chez vous, je n’en puis plus.» Puis il hésita, visiblement embarrassé: «Je voulais vous dire… tout de suite… que cette… cette affaire… vous savez bien… est manquée.»