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Les boulevards lui semblaient être une sorte de gouffre des passions humaines; et toutes leurs maisons recelaient assurément des mystères d’amour, prodigieux.

Elle se sentait vieillir cependant. Elle vieillissait sans avoir rien connu de la vie, sinon ces occupations régulières, odieusement monotones et banales qui constituent, dit-on, le bonheur du foyer. Elle était jolie encore, conservée dans cette existence tranquille comme un fruit d’hiver dans une armoire close; mais rongée, ravagée, bouleversée d’ardeurs secrètes. Elle se demandait si elle mourrait sans avoir connu toutes ces ivresses damnantes, sans s’être jetée une fois, une seule fois, tout entière, dans ce flot des voluptés parisiennes.

Avec une longue persévérance, elle prépara un voyage à Paris, inventa un prétexte, se fit inviter par des parents, et, son mari ne pouvant l’accompagner, partit seule.

Sitôt arrivée, elle sut imaginer des raisons qui lui permettraient au besoin de s’absenter deux jours ou plutôt deux nuits, s’il le fallait, ayant retrouvé, disait-elle, des amis qui demeuraient dans la campagne suburbaine.

Et elle chercha. Elle parcourut les boulevards sans rien voir, sinon le vice errant et numéroté. Elle sonda de l’œil les grands cafés, lut attentivement la petite correspondance du Figaro, qui lui apparaissait chaque matin comme un tocsin, un rappel de l’amour.

Et jamais rien ne la mettait sur la trace de ces grandes orgies d’artistes et d’actrices; rien ne lui révélait les temples de ces débauches qu’elle imaginait fermés par un mot magique, comme la caverne des Mille et une Nuits et ces catacombes de Rome, où s’accomplissaient secrètement les mystères d’une religion persécutée.

Ses parents, petits bourgeois, ne pouvaient lui faire connaître aucun de ces hommes en vue dont les noms bourdonnaient dans sa tête; et, désespérée, elle songeait à s’en retourner, quand le hasard vint à son aide.

Un jour, comme elle descendait la rue de la Chaussée-d ’Antin, elle s’arrêta à contempler un magasin rempli de ces bibelots japonais si colorés qu’ils donnent aux yeux une sorte de gaieté. Elle considérait les mignons ivoires bouffons, les grandes potiches aux émaux flambants, les bronzes bizarres, quand elle entendit, à l’intérieur de la boutique, le patron qui, avec force révérences, montrait à un gros petit homme chauve de crâne, et gris de menton, un énorme magot ventru, pièce unique, disait-il. Et à chaque phrase du marchand, le nom de l’amateur, un nom célèbre, sonnait comme un appel de clairon. Les autres clients, des jeunes femmes, des messieurs élégants, contemplaient, d’un coup d’œil furtif et rapide, d’un coup d’œil comme il faut et manifestement respectueux, l’écrivain renommé qui, lui, regardait passionnément le magot de porcelaine. Ils étaient aussi laids l’un que l’autre, laids comme deux frères sortis du même flanc.

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Le marchand disait: «Pour vous, monsieur Jean Varin, je le laisserai à mille francs; c’est juste ce qu’il me coûte. Pour tout le monde ce serait quinze cents francs; mais je tiens à ma clientèle d’artistes et je lui fais des prix spéciaux. Ils viennent tous chez moi, monsieur Jean Varin. Hier, M. Busnach m’achetait une grande coupe ancienne. J’ai vendu l’autre jour deux flambeaux comme ça (sont-ils beaux, dites?) à M. Alexandre Dumas. Tenez, cette pièce que vous tenez là, si M. Zola la voyait, elle serait vendue, monsieur Varin.»

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L’écrivain très perplexe hésitait, sollicité par l’objet, mais songeant à la somme, et il ne s’occupait pas plus des regards que s’il eût été seul dans un désert.

Elle était entrée tremblante, l’œil fixé effrontément sur lui, et elle ne se demandait même pas s’il était beau, élégant ou jeune. C’était Jean Varin lui-même, Jean Varin!

Après un long combat, une douloureuse hésitation, il reposa la potiche sur la table. «Non, c’est trop cher», dit-il.

Le marchant redoublait d’éloquence. «Oh! monsieur Jean Varin, trop cher? cela vaut deux mille francs comme un sou.»

L’homme de lettres répliqua tristement en regardant toujours le bonhomme aux yeux d’émail: «Je ne dis pas non; mais c’est trop cher pour moi.»

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Alors, elle, saisie d’une audace affolée, s’avança: «Pour moi, dit-elle, combien ce bonhomme?»

Le marchand, surpris, répliqua:

«Quinze cents francs, madame.

– Je le prends.»

L’écrivain, qui jusque-là ne l’avait pas même aperçue, se retourna brusquement, et il la regarda des pieds à la tête en observateur, l’œil un peu fermé; puis, en connaisseur, il la détailla.

Elle était charmante, animée, éclairée soudain par cette flamme qui jusque-là dormait en elle. Et puis une femme qui achète un bibelot de quinze cents francs n’est pas la première venue.

Elle eut alors un mouvement de ravissante délicatesse; et se tournant vers lui, la voix tremblante «Pardon, monsieur, j’ai été sans doute un peu vive, vous n’aviez peut-être pas dit votre dernier mot.»

Il s’inclina: «Je l’avais dit, madame.»

Mais elle, tout émue: «Enfin, monsieur, aujourd’hui ou plus tard, s’il vous convient de changer d’avis, ce bibelot est à vous. Je ne l’ai acheté que parce qu’il vous avait plu.»

Il sourit, visiblement flatté. «Comment donc me connaissiez-vous?» dit-il.

Alors elle lui parla de son admiration, lui cita ses œuvres, fut éloquente.

Pour causer, il s’était accoudé à un meuble, et plongeant en elle ses yeux aigus, il cherchait à la deviner.

Quelquefois, le marchand, heureux de posséder cette réclame vivante, de nouveaux clients étant entrés, criait à l’autre bout du magasin: «Tenez, regardez ça, monsieur Jean Varin, est-ce beau?» Alors toutes les têtes se levaient, et elle frissonnait de plaisir à être vue ainsi causant intimement avec un Illustre.

Grisée enfin, elle eut une audace suprême, comme les généraux qui vont donner l’assaut: «Monsieur, dit-elle, faites-moi un grand, un très grand plaisir. Permettez-moi de vous offrir ce magot comme souvenir d’une femme qui vous admire passionnément et que vous aurez vue dix minutes.»

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Il refusa. Elle insistait. Il résista, très amusé, riant de grand cœur.

Elle, obstinée, lui dit: «Eh bien, je vais le porter chez vous tout de suite; où demeurez-vous?»

Il refusa de donner son adresse; mais elle, l’ayant demandée au marchand, la connut, et, son acquisition payée, elle se sauva vers un fiacre. L’écrivain courut pour la rattraper, ne voulant point s’exposer à recevoir ce cadeau, qu’il ne saurait à qui rapporter. Il la joignit quand elle sautait en voiture, et il s’élança, tomba presque sur elle, culbuté par le fiacre qui se mettait en route; puis il s’assit à son côté, fort ennuyé.