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Il eut beau prier, insister, elle se montra intraitable. Comme ils arrivaient devant la porte elle posa ses conditions: «Je consentirai, dit-elle, à ne point vous laisser cela, si vous accomplissez aujourd’hui toutes mes volontés.»

La chose lui parut si drôle qu’il accepta.

Elle demanda: «Que faites-vous ordinairement à cette heure-ci?»

Après un peu d’hésitation: «Je me promène» dit-il.

Alors, d’une voix résolue, elle ordonna: «Au Bois!»

Ils partirent.

Il fallut qu’il lui nommât toutes les femmes connues, surtout les impures, avec des détails intimes sur elles, leur vie, leurs habitudes, leur intérieur, leurs vices.

Le soir tomba. «Que faites-vous tous les jours à cette heure?» dit-elle.

Il répondit en riant: «Je prends l’absinthe.»

Alors, gravement, elle ajouta: «Alors monsieur, allons prendre l’absinthe.»

Ils entrèrent dans un grand café du boulevard qu’il fréquentait, et où il rencontra des confrères. Il les lui présenta tous. Elle était folle de joie. Et ce mot sonnait sans répit dans sa tête: «Enfin, enfin!»

Le temps passait, elle demanda: «Est-ce l’heure de votre dîner?»

Il répondit: «Oui, madame.

– Alors, monsieur, allons dîner.»

En sortant du café Bignon: «Le soir, que faites-vous?» dit-elle.

Il la regarda fixement: «Cela dépend; quelquefois je vais au théâtre.

– Eh bien, monsieur, allons au théâtre.»

Ils entrèrent au Vaudeville, par faveur, grâce à lui, et, gloire suprême, elle fut vue par toute la salle à son côté, assise aux fauteuils de balcon.

La représentation finie, il lui baisa galamment la main «Il me reste, madame, à vous remercier de la journée délicieuse…» Elle l’interrompit.

«À cette heure-ci, que faites-vous toutes les nuits?

– Mais… mais… je rentre chez moi.»

Elle se mit à rire, d’un rire tremblant.

«Eh bien, monsieur… allons chez vous.»

Et ils ne parlèrent plus. Elle frissonnait par instants, toute secouée des pieds à la tête, ayant des envies de fuir et des envies de rester, avec, tout au fond du cœur, une bien ferme volonté d’aller jusqu’au bout.

Dans l’escalier, elle se cramponnait à la rampe, tant son émotion devenait vive; et il montait devant, essoufflé, une allumette-bougie à la main.

Dès qu’elle fut dans la chambre, elle se déshabilla bien vite et se glissa dans le lit sans prononcer une parole; et elle attendit blottie contre le mur.

Mais elle était simple comme peut l’être l’épouse légitime d’un notaire de province, et lui plus exigeant qu’un pacha à trois queues. Ils ne se comprirent pas, pas du tout.

Mademoiselle Fifi – Édition illustrée pic_58.jpg

Alors il s’endormit. La nuit s’écoula, troublée seulement par le tic-tac de la pendule; et, immobile, songeant aux nuits conjugales; sous les rayons jaunes d’une lanterne chinoise elle regardait, navrée, à son côté, ce petit homme sur le dos, tout rond, dont le ventre en boule soulevait le drap comme un ballon gonflé au gaz. Il ronflait avec un bruit de tuyau d’orgue, des renâclements prolongés, des étranglements comiques. Ses vingt cheveux profitaient de son repos pour se rebrousser étrangement, fatigués de leur longue station fixe sur ce crâne nu dont ils devaient voiler les ravages. Et un filet de salive coulait d’un coin de sa bouche entrouverte.

L’aurore enfin glissa un peu de jour entre les rideaux fermés. Elle se leva, s’habilla sans bruit, et, déjà elle avait ouvert à moitié la porte, quand elle fit grincer la serrure et il s’éveilla en se frottant les yeux.

Il demeura quelques secondes avant de reprendre entièrement ses sens; puis, quand toute l’aventure lui fut revenue, il demanda: «Eh bien, vous partez?»

Elle restait debout, confuse. Elle balbutia: «Mais oui, voici le matin.»

Il se mit sur son séant: «Voyons, dit-il, à mon tour, j’ai quelque chose à vous demander.»

Elle ne répondit pas, il reprit: «Vous m’avez bigrement étonné depuis hier. Soyez franche, avouez-moi pourquoi vous avez fait tout ça, car je n’y comprends rien.»

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Elle se rapprocha doucement, rougissante comme une vierge. «J’ai voulu connaître… le… le vice… eh bien… eh bien, ce n’est pas drôle.»

Et elle se sauva, descendit l’escalier, se jeta dans la rue.

L’armée des balayeurs balayait. Ils balayaient les trottoirs, les pavés, poussant toutes les ordures au ruisseau. Du même mouvement régulier, d’un mouvement de faucheurs dans les prairies, ils repoussaient les boues en demi-cercle devant eux; et, de rue en rue, elle les retrouvait comme des pantins montés, marchant automatiquement avec un ressort pareil.

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Et il lui semblait qu’en elle aussi on venait de balayer quelque chose, de pousser au ruisseau, à l’égout, ses rêves surexcités.

Elle rentra, essoufflée, glacée, gardant seulement dans sa tête la sensation de ce mouvement des balais nettoyant Paris au matin.

Et, dès qu’elle fut dans sa chambre, elle sanglota.

22 décembre 1881

DEUX AMIS

Paris était bloqué, affamé et râlant. Les moineaux se faisaient bien rares sur les toits, et les égouts se dépeuplaient. On mangeait n’importe quoi.

Comme il se promenait tristement par un clair matin de janvier le long du boulevard extérieur, les mains dans les poches de sa culotte d’uniforme et le ventre vide, M. Morissot, horloger de son état et pantouflard par occasion, s’arrêta net devant un confrère qu’il reconnut pour un ami. C’était M. Sauvage, une connaissance du bord de l’eau.

Chaque dimanche, avant la guerre, Morissot partait dès l’aurore, une canne en bambou d’une main, une boîte en fer-blanc sur le dos. Il prenait le chemin de fer d’Argenteuil, descendait à Colombes, puis gagnait à pied l’île Marante. À peine arrivé en ce lieu de ses rêves, il se mettait à pêcher; il pêchait jusqu’à la nuit.

Chaque dimanche, il rencontrait là un petit homme replet et jovial, M. Sauvage, mercier, rue Notre-Dame-de-Lorette, autre pêcheur fanatique. Ils passaient souvent une demi-journée côte à côte, la ligne à la main et les pieds ballants au-dessus du courant; et ils s’étaient pris d’amitié l’un pour l’autre.

En certains jours, ils ne parlaient pas. Quelquefois ils causaient; mais ils s’entendaient admirablement sans rien dire, ayant des goûts semblables et des sensations identiques.