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L’air glacé faisait palpiter les flammes. Jules me dit: «Sortons! on est encore mieux dehors.»

Et sur la route déserte, pendant que tous les campagnards prosternés grelottaient dévotement, nous nous mîmes à recauser de nos souvenirs, si longtemps que l’office était fini quand nous revînmes au hameau.

Un filet de lumière passait sous la porte des Fournel. «Ils veillent leur mort, dit mon cousin. Entrons enfin chez ces pauvres gens, cela leur fera plaisir.»

Dans la cheminée, quelques tisons agonisaient. La pièce noire, vernie de saleté, avec ses solives vermoulues, brunies par le temps, était pleine d’une odeur suffocante de boudin grillé. Au milieu de la grande table, sous laquelle la huche au pain s’arrondissait comme un ventre dans toute sa longueur, une chandelle dans un chandelier de fer tordu, filait jusqu’au plafond l’âcre fumée de sa mèche en champignon. Et les deux Fournel, l’homme et la femme, réveillonnaient en tête-à-tête.

Mornes, avec l’air navré et la face abrutie des paysans, ils mangeaient gravement sans dire un mot. Dans une seule assiette, posée entre eux, un grand morceau de boudin dégageait sa vapeur empestante. De temps en temps, ils en arrachaient un bout avec la pointe de leur couteau, l’écrasaient sur leur pain qu’ils coupaient en bouchées, puis mâchaient avec lenteur.

Quand le verre de l’homme était vide, la femme, prenant la cruche au cidre, le remplissait.

À notre entrée, ils se levèrent, nous firent asseoir, nous offrirent de «faire comme eux», et, sur notre refus, se remirent à manger.

Au bout de quelques minutes de silence, mon cousin demanda: «Eh bien, Anthime, votre grand-père est mort?

– Oui, mon pauv’monsieur, il a passé tantôt.»

Le silence recommença. La femme, par politesse, moucha la chandelle. Alors, pour dire quelque chose, j’ajoutai: «Il était bien vieux.»

Sa petite belle-fille de cinquante-sept ans reprit: «Oh! son temps était terminé, il n’avait plus rien à faire ici.»

Soudain, le désir me vint de regarder le cadavre de ce centenaire, et je priai qu’on me le montrât.

Les deux paysans, jusque-là placides, s’émurent brusquement. Leurs yeux inquiets s’interrogèrent, et ils ne répondirent pas.

Mon cousin, voyant leur trouble, insista.

L’homme alors, d’un air soupçonneux et sournois, demanda: «À quoi qu’ça vous servirait?

– À rien, dit Jules, mais ça se fait tous les jours; pourquoi ne voulez-vous pas le montrer?»

Le paysan haussa les épaules. «Oh! moi, j’veux ben; seulement, à c’te heure-ci, c’est malaisé.»

Mille suppositions nous passaient dans l’esprit. Comme les petits-enfants du mort ne remuaient toujours pas, et demeuraient face à face, les yeux baissés, avec cette tête de bois des gens mécontents, qui semble dire: «Allez-vous-en», mon cousin parla avec autorité: «Allons, Anthime, levez-vous, et conduisez-nous dans sa chambre.» Mais l’homme, ayant pris son parti, répondit d’un air renfrogné: «C’est pas la peine, il n’y est pu, monsieur.

Mais alors, où donc est-il?»

La femme coupa la parole à son mari:

«J’vas vous dire: j’lavons mis jusqu’a d’main dans la huche, parce que j’avions point d’place.»

Et, retirant l’assiette au boudin, elle leva le couvercle de leur table, se pencha avec la chandelle pour éclairer l’intérieur du grand coffre béant au fond duquel nous aperçûmes quelque chose de gris, une sorte de long paquet d’où sortait, par un bout, une tête maigre avec des cheveux blancs ébouriffés, et, par l’autre bout, deux pieds nus.

C’était le vieux, tout sec, les yeux clos, roulé dans son manteau de berger, et dormant là son dernier sommeil, au milieu d’antiques et noires croûtes de pain, aussi séculaires que lui.

Ses enfants avaient réveillonné dessus!

Jules, indigné, tremblant de colère, cria: «Pourquoi ne l’avez-vous pas laissé dans son lit, manants que vous êtes?»

Alors la femme se mit à larmoyer, et très vite: «J’vas vous dire, mon bon monsieur, j’avons qu’un lit dans la maison. J’couchions avec lui auparavant puisque j’étions qu’trois. D’puis qu’il est si malade, j’couchons par terre; c’est dur, mon brave monsieur, dans ces temps-ci. Eh ben, quand il a été trépassé, tantôt, j’nous sommes dit comme ça: Puisqu’il n’souffre pu, c’t’homme, à quoi qu’ça sert de l’laisser dans l’lit? J’pouvons ben l’mettre jusqu’à d’main dans la huche, et j’pouvions pourtant pas coucher avec ce mort, mes bons messieurs!…»

Mon cousin, exaspéré, sortit brusquement en claquant la porte, tandis que je le suivais, riant aux larmes.

5 janvier 1882

MOTS D’AMOUR

Mademoiselle Fifi – Édition illustrée pic_51.jpg

Dimanche.

Mon gros coq chéri,

Tu ne m’écris pas, je ne te vois plus, tu ne viens jamais. Tu as donc cessé de m’aimer? Pourquoi? Qu’ai-je fait? Dis-le-moi, je t’en supplie, mon cher amour! Moi, je t’aime tant, tant, tant! Je voudrais t’avoir toujours près de moi, et t’embrasser tout le jour, en te donnant, ô mon cœur, mon chat aimé, tous les noms tendres qui me viendraient à la pensée. Je t’adore, je t’adore, je t’adore, ô mon beau coq.

Ta poulette

Sophie.

Lundi.

Ma chère amie,

Tu ne comprendras absolument rien à ce que je vais te dire. N’importe. Si ma lettre tombe, par hasard, sous les yeux d’une autre femme, elle lui sera peut-être profitable.

Si tu avais été sourde et muette, je t’aurais sans doute aimée longtemps, longtemps. Le malheur vient de ce que tu parles, voilà tout. Un poète a dit:

Tu n’as jamais été dans tes jours les plus rares,

Qu’un banal instrument sous mon archet vainqueur,

Et comme un air qui sonne au bois creux des guitares,

J’ai fait chanter mon rêve au vide de ton cœur.

En amour, vois-tu, on fait toujours chanter les rêves; mais pour que les rêves chantent, il ne faut pas qu’on les interrompe. Or, quand on parle entre deux baisers, on interrompt toujours le rêve délirant que font les âmes, à moins de dire des mots sublimes, et les mots sublimes n’éclosent pas dans les petites caboches des jolies filles.

Tu ne comprends rien, n’est-ce pas? Tant mieux. Je continue. Tu es assurément une des plus charmantes, une des plus adorables femmes que j’aie jamais vues.

Est-il sur la terre des yeux qui contiennent plus de songe que les tiens, plus de promesses inconnues, plus d’infini d’amour? Je ne le crois pas. Et quand ta bouche sourit avec ses deux lèvres rondes qui montrent tes dents luisantes, on dirait qu’il va sortir de cette bouche ravissante une ineffable musique, quelque chose d’invraisemblablement suave, de doux à faire sangloter.