Alors qu'elle s'active comme quatre ou cinq cuisinières synchronisées sur la table en Formica, je m'aperçois que l'une de mes mains est agrippée au bord de l'évier et que l'autre est agitée de mouvements nerveux dans sa direction: je ne peux les réprimer, je parviens juste à les interrompre à temps, avant qu'ils ne l'atteignent. Mes lèvres remuent silencieusement («Non, pas de… Bon, ça d'accord mais… Oh non… Ne… Attention, non, pas ça!») et mes yeux sortent de ma tête, j'en suis sûr. Je la vois comme une géante en transe dans le monde vaste et complexe de la nourriture, avec huit ou dix bras qui se détendent de manière fulgurante, piochent à droite, à gauche, en haut, en bas, et laissent tomber tout ce qu'ils attrapent dans un immense récipient posé devant elle. Elle fait la cuisine comme tout le reste: compulsivement. Il lui faut tout.

Quand elle apporte son œuvre sur la table, je me demande si j'ai bien compris ce qu'elle a dit plus tôt. En fait, pour me remercier des quinze jours que nous avons passés à New York, il est possible qu'elle ait décidé, en toute logique, de me préparer à manger pour quinze jours. Car la marmite est pleine à ras bord et doit peser près de neuf ou dix kilos. En réalisant que ce plat considérable est conçu pour deux personnes (les habitants de la rue et leurs cousins de province peuvent téléphoner à tous leurs correspondants à l'étranger, il y en aura pour tout le monde – et si, par chance inouïe, l'un de ces correspondants s'avère être le cuisinier psychopathe du «2nd Avenue Deli», à New York, il va se sentir minable), nous sommes pris d'un fou rire idiot. C'est une des dernières fois que j'entends rire Olive.

En mettant la table, je me suis rendu compte qu'il manquait encore l'une de mes fourchettes à manche vert sombre. Sur six, il n'en reste plus que trois dans le tiroir. Mais ce n'est pas le plus grave.

Dès la fin du repas (nous n'avons évidemment pas pu manger plus de la moitié de la marmite, ce qui constitue tout de même un exploit sans précédent dans l'histoire de la voracité), Olive change. Elle fait de son mieux pour paraître détendue mais je devine sans mal que quelque chose la préoccupe. Chacun de ses gestes, de ses mots et de ses regards trahit un effort, une volonté de dissimuler son malaise. J'ai l'habitude de la voir se métamorphoser ainsi, passer subitement d'un comportement ou d'un état d'esprit à un autre comme si on avait appuyé sur un interrupteur près de sa cheville, mais cette fois je pressens, sans réellement pouvoir expliquer pourquoi (je suis décidément nul quand il s'agit de comprendre un truc), que l'interrupteur vient de casser en passant sur la position «off». Nous rentrons de New York, nous venons de dîner pour la première fois ensemble chez moi, Olive s'assombrit brusquement. Comme une formule 1 qui tombe en panne d'essence quelques mètres après la ligne d'arrivée.

Il est probable qu'elle s'ennuie. Elle est triste. Je l'observe en revenant de la cuisine où je suis allé mettre la cafetière en marche, elle est assise sur le divan, les yeux dans le vide, les mains croisées entre les genoux. Cette tristesse ne la quittera plus. Qu'est-ce que j'ai fait? Qu'est-ce que je dois faire? Si elle cherche à me cacher sa lassitude ou son désespoir (lorsque je m'assieds près d'elle, je la sens contractée mais elle me sourit et tente de se montrer présente), c'est qu'elle n'a rien à me reprocher, c'est qu'elle souhaite que je sois bien avec elle, que j'aie une bonne image d'elle et ne perde pas patience. C'est qu'elle m'aime, disons.

Mais alors qu'est-ce qu'elle a?

Et si c'était moi? Si elle n'avait rien de particulier? Je me sens si sensible et vulnérable depuis quelque temps que le moindre symptôme de dérèglement me bouleverse. Je la vois vaguement soucieuse ou mélancolique et je suis aussitôt saisi d'une sensation d'affolement, je l'imagine me quitter demain midi pour aller enfourcher un cheval plus fougueux et s'éloigner en jetant son chapeau derrière elle, je me sens rempli d'air chaud, j'ai le sang qui monte comme le mercure dans un thermomètre et la tête qui tourne. Encore cette saleté de matériel biologique… Pourtant je ne suis pas fou, elle est morose ou nerveuse ou angoissée, ça se voit. Si je ne fais rien, si je me contente de reprendre ma petite vie molle ici et lui propose simplement de rester près de moi, elle va finir par poser sur moi un regard plein de tristesse et de regrets, avant de s'évaporer.

Dans l'urgence, je retire ma confiance à mon cerveau informatique et raisonne de façon primaire (que celui qui a réussi à réfléchir posément dans un moment de panique me lance la première pierre: nos vénérables ancêtres préhistoriques, qui en connaissaient pourtant un rayon en lancer de pierre, seraient bien les derniers à me reprocher cette décision instinctive – c'était leur spécialité – or nous devons humblement nous inspirer de leur conduite, car les anciens ont toujours raison): pour éviter qu'elle s'éteigne sur place dans les jours qui viennent, il faut que je la fasse bouger. Comme les montres qui se remontent grâce aux mouvements du poignet. C'est simple. J'ai de l'argent, un métier qui me laisse tout le temps libre dont a besoin l'homme du même nom, et un barman sympathique pour garder mon chat. Je vais entraîner Olive un peu partout.

Je me demande où ça va m'emmener. Mais je suis prêt à tout. Je l'ai dit, ma liaison avec Olive Sohn est désormais une facette de mon caractère. Je ne peux pas la laisser disparaître. Cette fille dépasse les limites habituelles de l'être humain: son plat de ce soir, là, son énorme machin plein de tout, confectionné au hasard en apparence, était extraordinairement bon.

Dans le même temps, il faut aussi que je m'occupe de moi (je suis débordé). Le lendemain, je retourne donc chez le détective pour faire le point avec lui sur mon état de santé. En ce qui concerne mon bras (à présent semblable à celui d'une statue (et pas d'une statue triomphale, encore une fois, car je ne peux que le laisser pendouiller le long de mon corps voûté)), il me demande d'aller passer une radio de l'épaule car il a oublié ses lunettes spéciales à la maison. L'état de mes jambes le rassure et le met de bonne humeur: il ne faut pas que je renonce maintenant, on les tient, ce n'est plus qu'une question de jours. Quant au kyste qui gonfle sur mon poignet, il y prête à peine attention. Si on s'arrête à ce genre de détail, on n'en sort plus. Il suffit d'attendre et de voir comment ça se goupille. Au pire, il faudra passer deux minutes sur le billard, mais on n'en est pas encore là. En me raccompagnant jusqu'à la porte de son cabinet, il me fait tout de même remarquer que, selon ce qu'il observe depuis que je suis entré en contact avec lui, je ne suis pas le type même de l'homme sain et vigoureux, en parfaite harmonie avec son milieu naturel. Je ne sais pas quoi lui répondre. Cette constatation scientifique me paraît fondée (j'acquiesce pensivement de la tête après quelques secondes de réflexion), ce qui me contrarie un peu.

Je me rends immédiatement au laboratoire de radiologie, à cinq cents mètres sur le même trottoir. À l'accueil, un homme immense et rachitique harcèle la réceptionniste pour qu'elle demande à quelqu'un de lui faire une radio de la tête, car il se sent «seul comme un perdu et malade de la logique mentale», ce qui selon lui n'est pas normal. Grâce au professionnalisme de la jeune femme, je passe devant, mon épaule coincée étant prioritaire. Au moins, mon problème est identifiable, mon cas est simple.

De retour dans le bureau du détective, je lui montre les clichés qu'a pris le spécialiste du squelette (il l'appelle le «squelettologue» mais je préfère ne pas penser que je suis déjà obligé de «Consulter un squelettologue»). Il les affiche sur un panneau lumineux, il grimace (Quoi? Qu'est-ce qu'il y a? Mais parlez, nom de Dieu, je suis adulte!) et me désigne le problème du bout de l'index. Son ongle est parfaitement manucure. Mais ce que je vois au-delà me retourne le cœur. Découvrir mes os ne m'enchante guère, je me sens déjà assez fragile comme ça, avec la chair, les muscles et la peau en bouclier, mais ce n'est pas ça. La tête de mon humérus, la boule qui devrait s'emboîter parfaitement dans la clavicule et s'y mouvoir de manière parfaitement fluide quand il me prend l'envie légitime de lever le bras, par exemple, est couverte de petites aspérités irrégulières. On dirait la terre vue en coupe, avec ses collines, ses montagnes, ses crêtes. Le détective m'explique que ce sont des dépôts de calcaire. Des visions d'horreur se bousculent dans mon esprit: je vois la résistance foutue des machines à laver qui ont eu le malheur de ne pas utiliser Calgon, je vois la tête affligée du représentant, puis je vois le patin à glace de Cif Amoniacal, je vois des os rayés, je vois ces rugosités solides frotter contre la clavicule au moindre mouvement de mon bras, j'entends les crissements aigus, le bruit de la craie sur le tableau noir.