Tous ces gens qui souffrent…

Aujourd'hui, le Tamoul est revenu pour se venger. Un long couteau à peu près dissimulé dans sa veste, il attend patiemment. Pour l'instant, Nenad ne fait rien pour le chasser du bar: en partie pour éviter un carnage, mais surtout parce qu'il sait que Chang n'est pas fou. On ne le reverra pas au Saxo pendant plusieurs semaines (les nouvelles se propagent vite, dans le quartier: il doit déjà savoir que le Tamoul est à l'affût).

(En revenant de New York, j'apprends que le chasseur s'est découragé au bout d'une semaine de planque. Chang n'est toujours pas réapparu. Ayant déjà survécu à plusieurs battues, il sait qu'il faut toujours laisser une marge de temps avant de se risquer à sortir de son trou.)

Olive danse une dernière fois entre le comptoir et le juke-box – sur une chanson d'Aretha Franklin – pendant que je m'envoie les trois verres de whisky d'usage avant chaque départ: rincette, pousse-rincette et coup de pied au cul. L'avion part tôt demain.

Au milieu de la nuit, ne parvenant pas à m'endormir, je repense à ce pauvre Tamoul qui guettait dans l'ombre avec son couteau. Je me dis que notre existence est bizarre et inquiétante: tout va très vite et change sans qu'on ait le temps de s'en rendre compte. Il marchait paisiblement sur un trottoir, il a vu une femme se faire assommer dans un bar, il est intervenu (jusque-là, tout paraît s'enchaîner de manière logique) et, disons quelques heures plus tard, il se retrouve seul dans ce bistrot où il n'avait jamais mis les pieds et va dorénavant y passer toutes ses journées en ruminant des pensées criminelles. En outre, ça ne sert à rien, car il est trop tard: Chang ne reviendra plus.

On marche, on tourne la tête, on fait quelques pas dans une nouvelle direction, on traverse une zone de turbulence et soudain on en ressort métamorphosé – et confondu car on n'a rien compris. Ensuite, la vie devient un cauchemar, en général. On se met, par exemple, à hanter jour et nuit un bar qu'on ne connaît pas, armé d'un grand couteau.

L'avion est parti avec quatre heures de retard, à cause d'une invraisemblable série de problèmes (cette compagnie charter pourrait se lancer du jour au lendemain dans la fabrication de mitraillettes ou l'industrie textile, elle ne serait pas moins compétente que dans le domaine de l'aviation). L'embarquement a eu lieu avec deux heures de retard, puis nous avons dû patienter deux heures assis dans l'avion. Sans le droit de fumer à l'arrêt, sans rien à manger, immobilisée sur son siège, Olive devenait de plus en plus nerveuse. Je voyais ses pommettes rougir, ses doigts se crisper, je redoutais l'explosion. Je nous imaginais expulsés de l'avion. Je concentrais toute mon énergie télépathique sur le moteur, sur le commandant de bord, sur la tour de contrôle, sur l'espace aérien – je sentais bien que je n'étais pas à la hauteur. Je commençais à m'agiter, moi aussi. Olive réussissait à endiguer la pression, nous ne serions pas rejetés sur le tarmac, mais je finissais par être persuadé que le vol allait être annulé. Je nous imaginais restant à Paris.

Au-dessus de l'Atlantique, Olive est pensive. Sa tête est tournée vers le hublot, derrière lequel on ne voit rien – le ciel, qui n'est plus le ciel puisqu'on est dedans. Sur ses conseils, je lis Récits d'un jeune médecin, de Boulgakov, c'est facile et agréable. Elle n'a pas ouvert la bouche depuis un quart d'heure lorsqu'elle se retourne vers moi et me demande:

– Qu'est-ce que ça veut dire, exactement, versatile?

Je lui réponds brièvement et fais mine de replonger dans mon livre. Sans qu'elle ait besoin d'ajouter quoi que ce soit, je comprends qu'elle a vu Bruno hier après midi, quand je croyais qu'elle passait de longues heure à faire ses valises. J'aurais dû penser qu'Olive n'est pas le genre de personne à choisir ce qu'elle va emporter, lorsqu'elle s'en va quelque part.

Ces deux semaines à New York se mettent d'elles-mêmes entre parenthèses. Loin de Paris, tout se passe bien. Pour la première fois, j'ai l’impression de vivre calmement avec Olive. Elle semble paisible et épanouie, toujours aussi excentrique mais de manière moins brutale. Quand nous nous promenons dans les rues de Manhattan, tout le monde se retourne sur elle. Je croyais les Américains fantasques et indifférents, ils ne le sont qu'en surface, enrobés dans une fine pellicule d'originalité – New York, du moins, est une ville remplie de comptables déguisés en clowns. Dans le livre de Bukowski que je commence dès notre arrivée, il écrit: «New York était blasée, fatiguée, cette ville méprisait la chair.» Mais partout où nous allons, les gens la regardent, lui parlent, la complimentent ou lui posent des questions. Elle observe tout ce qui se trouve autour d'elle, elle répond à tout le monde, elle rit à propos de tout et offre à ceux et celles que nous rencontrons tous les objets qui leur plaisent – elle rayonne. Les traces laissées par Bruno sur son visage ont disparu beaucoup plus rapidement que ne l'avait prévu le médecin. Elle s’habille en femme du monde, en hippy, en lycéenne, en Tzigane (Catherine lui a fait cadeau d'un costume qu'elle a créé pour un spectacle d'Arnaud), en homme ou en pute. Je marche à côté d'elle comme un stagiaire à côté d'une star de cinéma.

Elle a ses règles. (La déception de ne pas être enceinte ne parvient pas à l'assombrir – nous essaierons de nouveau dans quinze jours, à notre retour.) Quarante-huit heures après notre arrivée dans l'appartement que nous a trouvé Marie-Sophie, nous l'avons marqué de notre empreinte, comme des animaux. Sur le lit dans lequel nous dormons, sur celui de la room-mate de l’institutrice, sur le divan de tissu crème du salon, sur le fauteuil assorti et même sur le parquet, nous avons laissé des traces de sang, de merde et de sperme. Ça ne correspond pas exactement à la vision que j'avais de notre intérieur depuis Paris, mais comme de toute façon j'ai les jambes violettes (et que nous ne sommes pas assez tordus pour acheter des sodas), autant se laisser vivre. Il faudra tout porter au pressing avant de partir, mais pour l'instant ça ne nous dérange pas. C'est même plutôt troublant: durant ces quinze jours, nous ne nous séparons pas de plus de vingt mètres ni pendant plus de cinq minutes, nous marchons côte à côte toute la journée, nous mangeons tous les soirs face à face, et lorsque nous retournons nous isoler dans cet appartement que nous nous sommes rapidement approprié (dont toutes les fenêtres donnent sur des murs proches et ne laissent pénétrer que très peu de lumière), j'ai l'illusion d'une intimité totale, parfaite, entre nous deux. Nous y vivons nus, dans un triangle constitué par le lit, le frigo et la salle de bains, dont la porte n'est jamais fermée. À l'intérieur de ce triangle intime, nous ne nous dissimulons rien. Chacun de nous n'éprouve pas plus de gêne envers l'autre qu'un bébé envers sa mère – je n'ai jamais ressenti ça avec qui que ce soit, en tout cas de manière consciente, car je ne me souviens évidemment pas des deux premières années de ma vie. Olive a supprimé tous les voiles entre son corps et moi: elle bouffe, se branle, chie, lit et rote comme si je faisais littéralement partie de sa vie. Je devine que ce n'est pas de l'impudeur grossière, ni du sans-gêne, mais plutôt pour elle, en quelque sorte, un moyen de s'affirmer, de profiter de ce triangle protecteur pour cesser enfin de se retenir, de travailler l'image qu'elle veut donner d'elle-même à l'extérieur. Ce sont les rots, qui m'ont mis sur la voie (tout ça n'est pas très poétique, mais il me semble que l'amour n’a rien à voir avec la poésie). Je me demandais comment une fille si retenue, si taciturne et si peu confiante en elle pouvait se vêtir avec tant d'audace, danser n'importe où, raconter sa vie sexuelle à table et, le plus déconcertant peut-être, roter n'importe quand et devant n'importe qui. J'ai peut-être compris: elle ne s'empêche pas de roter car elle a besoin de s'exprimer. Elle se croit stupide et sans intérêt, elle n'ose jamais dire ce qu'elle pense, elle tremble et bafouille dès qu'elle est obligée d'adresser la parole à quelqu'un, mais les rots, qu'on peut considérer comme irrépressibles, lui permettent de se faire entendre, c'est le cas de le dire, de montrer qu'elle est là sans pour autant devoir craindre de paraître idiote ou présomptueuse. C'est assurément inconscient: mutile de préciser qu'elle ne le fait jamais de façon arrogante ou méprisante et qu'elle s'excuse toujours, sincèrement confuse – mais ça n'atténue pas le choc.