Sur sa lancée, elle me parle longuement de son enfance – comme nombre de personnes inquiètes et enfermées, il suffit d'un déclic infime pour qu'elle s’ouvre et se laisse aller sans retenue. Dans la crasse et l'odeur de viande du Meat Market, dans la grandeur et la désolation de ce décor de fin du monde civilisé, elle me parle de sa mère, qui piquait des crises d'hystérie contre elle quand les franges du tapis de sa chambre n'étaient pas rigoureusement parallèles, de son père, qu'elle idolâtrait et qui n'est pour l'instant jamais parvenu à lui témoigner un dixième de l'adoration qu'elle éprouvait pour lui, de son frère aîné, qu'elle martyrisait, des quatre coquelets qu'elle a engloutis le jour de sa communion (quatre?), de sa grand-mère, qu'elle considérait comme sa seule alliée mais qui ne se départait jamais de son austérité protestante, de son oncle Antoine, mort à vingt-deux ans dans un accident de voiture, le seul révolté de la famille (dont elle allait vite prendre la relève, se sentant en quelque sorte sa jumelle, sa représentante sur terre), qui aimait la vitesse et la provocation, qui se moquait de tout et ne tarissait jamais d'inventions (le «saut à l'ecclésiastique», entre autres), et surtout de son amie Caroline, qui l'a aidée à s'enfuir, à quinze ans. Qui l'a lancée dans la vie.

Chez les scouts, Caroline était surnommée Poney Sensible et Volontaire. À quatorze ans, comme Poney Sensible et Volontaire demandait à sa meilleure copine ce qu'il fallait faire pour attirer et retenir les garçons (elle ne connaissait absolument rien à toute cette machinerie), celle-ci lui avait répondu: «Tu leur demandes de venir dans ta chambre, tu ouvres leur braguette, tu prends leur bidule et tu le secoues de haut en bas jusqu'à ce qu'un liquide blanc sorte.» À la fois effarée et sceptique, Poney Sensible et Volontaire avait cependant décidé de faire confiance à son amie, qui semblait dans le secret des dieux. Elle était morte de trouille la première fois, se demandait si le garçon n'allait pas la prendre pour une folle, mais à sa grande surprise, ça avait marché. Un liquide blanc était assez rapidement sorti du bidule, comme par magie. De plus, le garçon paraissait extrêmement content et n'avait pas tardé à la rappeler. C'était enfantin, en fin de compte. Bientôt, d'autres élèves mâles du collège ont même demandé à la voir sans qu'elle ait eu besoin d'aller les chercher. Ils défilaient dans sa chambre et repartaient enchantés en lui promettant de revenir. Elle était la plus heureuse des filles. Pourquoi s'était-elle posé tant de questions, pourquoi avait-elle attendu si longtemps avant de s'y mettre? Pourquoi les autres filles se lamentaient-elles de ne pas trouver de fiancé alors que cette méthode simple et rapide permettait d'en trouver des dizaines? C'est en leur en parlant, en leur demandant si elles étaient bêtes ou quoi, tu secoues leur bidule deux minutes et c'est bon, qu'elle a fini par comprendre. Mais il était trop tard. Elle était devenue la salope de l'école.

Elle en a conçu une haine violente envers le monde entier et a décidé d'entrer en rébellion pendant quelques années. À l'époque où Olive l'a rencontrée, c'était une furie sans foi ni loi, qui méprisait la société et ne respectait aucune de ses règles. C'est elle qui l'entraînait constamment pendant leur fugue, surtout lorsque sa cadette de quatre ans traînait un peu la jambe, par peur ou par fatigue. C'est elle qui a tenté d'organiser leur «évasion» quand elles se sont fait ramasser par la Police à Cherbourg.

Aujourd'hui, huit ans plus tard, Poney Sensible et Volontaire vit dans un petit pavillon à quelques centaines de mètres de son village natal. Elle est mariée à un technicien EDF, elle a deux enfants «très intelligents» et préfère ne plus entendre parler de son passé, même au téléphone («Ah, tu es celle avec qui je suis partie?» dit-elle à Olive d'une voix faussement détachée). Autruche Sans Mesure en ressent une vague tristesse.

Lors d'un dimanche à Harlem (où a lieu la grande fête annuelle du quartier, dans la 135e Rue – sur trois ou quatre mille personnes, peut-être davantage, nous sommes les deux seuls Blancs (si l'on met de côté – c'est d'ailleurs là qu'ils se trouvent – quelques-uns des flics)), elle me dit qu'elle s'est fait dépuceler le deuxième jour de sa fugue avec Caroline, par le médecin qui l'a violée. Je lui demande si ce n'est pas plutôt par son frère, cinq ans plus tôt, dans le garage. Non, me répond-elle un peu gênée, ils n'avaient fait que se toucher. Enfin, elle ne sait plus.

En début de soirée, tandis que nous attendons désespérément un taxi sur le trottoir de Malcolm X Boulevard (un flic finira par venir nous expliquer que c'est inutile, les chauffeurs ne perdant pas leur temps à traîner dans le coin), elle me reparle des deux mois d'isolement et de vertige qu'elle a passés en psychiatrie. Je pensais qu'elle y était restée trois mois. Mais quand elle m'a résumé sa vie, lors de notre premier dîner ensemble au restaurant indien, je n'étais probablement pas en état de concentration maximale. Il est possible que je me trompe.

Nous baisons de plus en plus souvent, à n'importe quel moment du jour et de la nuit, et de plus en plus sauvagement. Même depuis que ses règles sont terminées, que le sang n'ajoute plus de touche mélodramatique à ces moments de déséquilibre, ils demeurent ambigus. Elle veut que je la malmène, que je l'humilie, elle ne cesse de m'inciter à la brutaliser et ne me trouve jamais assez violent. Pourtant, il me semble que je vais le plus loin possible, au seuil de l'insupportable. J'ai parfois peur de ce que je fais, surtout a posteriori, quand nous retombons éreintés sur le lit ou sur le divan et que je vois son corps blessé, marqué de mes griffures et de mes morsures. Il m'arrive aussi de m'apercevoir sur le moment de l'étroitesse extrême de la «marge de sécurité»: quand je sens que je suis en train de déraper, je suis obligé de quitter mon corps et de m'imaginer à deux mètres du lit, me regardant perdre avec elle le contrôle de mes gestes, pour redevenir à peu près lucide. Elle dit que ce glissement vers la démence se devine sur mon visage, et que ça l'excite.

Un soir, nous en venons même a nous battre comme des animaux. (L'après-midi, il s'est produit un petit incident entre nous, pour la première fois depuis notre arrivée à New York: dans le West Village, alors que nous attendions qu'un feu passe au rouge pour nous diriger vers les quais, elle s'est écartée sans rien me dire et s'est engouffrée dans une friperie (plus tard, elle m'assure qu'elle m'a prévenu avant de s'éloigner, mais je ne la crois pas). Si je n'avais pas tourné la tête par hasard au moment où elle poussait la porte de la boutique, j'aurais pensé qu'elle venait de se volatiliser. Vexé qu'elle accorde si peu d'attention à ma présence (si elle ne juge même pas utile de me dire «Attends une minute», c'est que je compte encore moins pour elle qu'un chien à qui on demande de rester assis sans traverser), je décide de partir seul vers les quais, à trois ou quatre cents mètres à peine, persuadé qu'elle viendra me rejoindre dès qu'elle sortira de la friperie. Là, je m'assieds sur un banc et j'attends. Plus le temps passe, plus je savoure cette petite vengeance puérile. Je fume une, deux, trois, quatre Camel. Je regarde les Américains et les Américaines défiler devant moi en vélo, en skate, en rollers, en baskets. Au bout de près de deux heures, m'ennuyant ferme et commençant tout de même à m'inquiéter (elle n'a que deux ou trois dollars sur elle, pas plus de sens de l'orientation qu'une boussole dans une usine d'aimants, même sur de très courtes distances et dans une ville aussi géométrique que New York, et je sais que, bien que nous soyons ici depuis dix jours, ne connaît toujours pas l'adresse de notre appartement – je pourrais ne plus jamais la revoir), je fais demi-tour. Je transpire. Je tourne les yeux de tous côtés, pour être sûr de ne pas la rater si nous nous croisons. Je la trouve à l'endroit exact où nous nous sommes séparés, debout sur le trottoir devant le passage piétons. Elle est pétrifiée, seule la main qui tient son éventail remue mécaniquement. Elle n'a pas bougé d'un mètre depuis deux heures. Elle tremble de peur.) Lorsque nous nous couchons, vers quatre heures du matin, elle me donne de petits coups de poing et me reproche en riant faussement de l'avoir abandonnée. Nous engageons une bagarre fictive, comme font tous les amoureux au cinéma et ailleurs. Mais peu à peu, son visage change, ses yeux deviennent rouges, elle se met à taper de plus en plus fort. Sans que nous ayons réellement senti le passage de la frontière, nous sommes propulsés en plein combat de rue. Ni l'un ni l'autre n'avons plus envie de rire. Bien entendu, je continue à retenir mes coups, du moins j'essaie, je ne ferme pas les poings, mais je réalise tout de même que je la frappe pour de bon. De son côté, elle ne se maîtrise plus du tout. Et quand nous arrêtons enfin, terrassés par l'épuisement et une sensation de douleur généralisée (peut-être aussi par crainte d'aller encore plus loin), nous savons tous les deux que nous ne plaisantions plus depuis un bon moment. Mais la tension nerveuse est retombée, nous nous endormons presque aussitôt.